ÉLIE ET LA PANDÉMIE : Couvre-feu ou char de feu

ÉLIE ET LA PANDÉMIE : Couvre-feu 
ou char de feu

Nous devons de notre mieux respecter les mesures de prudence nécessitées par la propagation nouvelle du coronavirus et observer les mesures prescrites, mais, comme je l’ai dit à l’ouverture de la messe de rentrée des étudiants aux Jacobins, le 14 octobre 2020 : loin de nous de couvrir le feu que Jésus a voulu allumer sur la terre. Nous célébrions la messe de l’Esprit Saint et nous avons demandé de recevoir comme les Apôtres à la Pentecôte le feu divin pour partir comme eux en mission et propager la vive flamme de l’amour répandu à partir du Cœur ouvert de Jésus sur la Croix.

Dans les conditions difficiles du confinement puis du dé-confinement, vous avez su, pasteurs et communautés, trouver les moyens de maintenir et même de développer la transmission de la foi vive, sa célébration et tous les services qui en découlent (tria munera). Je vous en remercie et suis fier de tout ce qui a été fait, de tout ce qui continue de se faire. Nous naviguons à vue depuis la rentrée à travers les limitations qui vont et viennent. Nous saurons comme d’autres nous adapter et tirer parti de ce temps pour trouver de nouveaux moyens de transmettre le feu de l’Esprit, qui est à la fois puissant et humble.

Pour nous encourager tous en cette fidélité humble et déterminée, je voudrais vous proposer une lecture simple et stimulante du cycle du prophète Élie. En ces temps obscurs et angoissés, « jours de nuages et des sombres nuées »1, mettons en œuvre la grâce de la prophétie qui appartient à tout baptisé : elle n’est pas curiosité ou crainte de l’avenir, mais espérance en celui qui ne cesse de venir, d’advenir en nos vies, pour nous porter et nous sauver. Les pages du cycle d’Élie peuvent nous aider à traverser un temps difficile en serviteurs du Dieu vivant.


Élie

Le nom du prophète – Éliyahu en hébreu, Elijah en anglais – est une profession de foi : « Mon Dieu (Eli), c’est le Seigneur (Yah, pour Yahvé) ! », ou bien « Le Seigneur, c’est lui mon Dieu ». En effet, au cœur d’une succession de rois d’Israël, presque tous infidèles à l’Alliance avec le Seigneur tant en Juda qu’en Israël, le prophète Élie paraît comme le témoin intransigeant de cette foi qui avait été celle de David. À propos du roi Abiam, dont la mère était la fille d’Absalom, il est écrit : « Son cœur ne fut pas tout entier avec le Seigneur son Dieu, comme l’avait été le cœur de David, son aïeul » (1 R 15, 3).

Comme était intervenu David avant le combat singulier avec Goliath (1 S 17, 26), le prophète Élie, de Tishbé en Galaad, se présente au roi Acab en témoin du Dieu vivant, du seul Dieu : « Par le Seigneur qui est vivant, par le Dieu d’Israël dont je suis le serviteur, pendant plusieurs années il n’y aura pas de rosée ni de pluie, à moins que j’en donne l’ordre » (17, 1). En ce temps d’épreuve que nous vivons avec la pandémie du coronavirus et ses fluctuations, notre cœur fait-il confiance à Dieu ? Au milieu des dangers de mort, sommes-nous les serviteurs de Dieu, les témoins du Dieu vivant, qui veut la vie, qui est venu nous apporter la vie en abondance (Jn 10, 10) ?

 

Solitude et présence familiale

À peine a-t-il parlé au roi que le prophète est invité à s’enfuir dans la solitude : « Va-t’en d’ici, dirige-toi vers l’est et cache-toi près du torrent de Kérith, qui se jette dans le Jourdain. Tu boiras au torrent, et j’ordonne aux corbeaux de t’apporter ta nourriture » (1 R 17, 3-4). Est-ce que le prophète est allé trop vite, menaçant le pays de sécheresse, au nom de Dieu, sans avoir vraiment l’aval du Seigneur ? Peut-être a-t-il agi ou réagi comme Moïse en Égypte, qui a pris trop vite des initiatives ? Toujours est-il que Dieu l’envoie au désert, comme Moïse avait dû fuir au pays de Madiane. En tout cas, Élie obéit et s’en remet totalement à la Providence du Seigneur, en vivant pendant « un certain temps » comme ermite. Le confinement nous a aussi amenés à vivre dans une certaine solitude, réduits au strict nécessaire de l’existence, comme Élie en sa cachette près du torrent. Ce qui nous a conduits à la réflexion et à la prière, ce qui nous a ramenés à l’essentiel. Comme vous, j’ai pu me rendre compte que cette retraite imposée a pu produire des fruits de conversion, de vraies décisions de fond. La troisième Lamentation du prophète Jérémie chante une expérience semblable : 

Le Seigneur est bon pour qui se tourne vers lui,

pour celui qui le cherche.

Il est bon d’espérer en silence le salut du Seigneur.

Il est bon pour l’homme de porter le joug

dès sa jeunesse.

Qu’il reste assis, solitaire, en silence,

tant que le Seigneur le lui impose ;

qu’il tienne sa bouche contre terre :

peut-être y a-t-il un espoir ?

Car le Seigneur ne rejette pas pour toujours ;

s’il afflige, il fera miséricorde

selon l’abondance de sa grâce ;

ce n’est pas de bon cœur qu’il humilie,

qu’il afflige les enfants des hommes.

J’ai invoqué ton nom, Seigneur,

des profondeurs de la fosse ;

tu m’as entendu dire : « Ne ferme pas l’oreille

à mes soupirs, à mes clameurs ! »


Au jour où je t’invoquais, tu t’es fait proche

et tu as dit : « Ne crains pas ! »


(3, 25-33.55-57).


Le silence, la solitude sont des opportunités pour la conversion, pour une redécouverte du salut, de la grâce et de la miséricorde qui viennent du cœur paternel de notre Dieu. Quand nous touchons au fond d’une épreuve (voir aussi le Psaume 129) et que nous crions vers le Seigneur en toute vérité, il nous écoute toujours et se montre proche de nous. Il va jusqu’à nous apporter ce qu’il nous faut par des corbeaux ou par tout autre moyen de sa Providence.

La sécheresse dura et le torrent finit par tarir. Dieu continua de prendre soin d’Élie : « Lève-toi, va à Sarepta, dans le pays de Sidon ; tu y habiteras ; il y a là une veuve que j’ai chargé de te nourrir » (17, 9). La délicatesse du Seigneur est touchante, mais elle reste liée à des épreuves qui vérifient notre foi. Nous connaissons l’histoire de la veuve de Sarepta : au plus dur de la famine, elle était en train de ramasser du bois pour cuire son dernier pain avec ce qui lui restait de farine et d’huile, pour elle et pour son fils, quand Élie vient lui demander de l’eau, comme Jésus le demandera plus tard à la Samaritaine. Elle lui apporte à boire. Le prophète, à peine gêné, sollicite alors un morceau de pain. Elle répond qu’avec son fils elle va manger son dernier morceau. Élie lui dit alors : « N’aie pas peur, va, fais ce que tu as dit. Mais d’abord cuis-moi une petite galette et apporte-la-moi, ensuite tu en feras pour toi et ton fils » (17, 13). Cela nous paraît une exigence cruelle, mais c’est pour la femme l’épreuve de sa foi, car le prophète ajoute :

Ainsi parle le Seigneur, Dieu d’Israël :

Jarre de farine point ne s’épuisera,

vase d’huile point ne se videra,

jusqu’au jour où le Seigneur

donnera la pluie pour arroser la terre.


(17,14).

« La femme alla faire ce qu’Élie lui avait demandé, et pendant longtemps, le prophète, elle-même et son fils eurent à manger » (17, 15). Héroïquement, la femme obéit, comme le firent Abraham ou Moïse, et le Seigneur remplit sa promesse. Cependant, le temps de l’épreuve n’est pas terminé, puisque le fils de cette dame tomba malade et mourut. « Que me veux-tu, homme de Dieu ? Tu es venu chez moi pour rappeler mes fautes et faire mourir mon fils ! – Donne-moi ton fils ! » répond Élie. Il le prend dans sa chambre et supplie Dieu : « Seigneur, mon Dieu, cette veuve chez qui je loge, lui veux-tu du mal jusqu’à faire mourir son fils ? Par trois fois, il s’étendit sur l’enfant en invoquant le Seigneur. Le Seigneur entendit la prière d’Élie ; le souffle de l’enfant revint en lui : il était vivant ! » (18-22). La réflexion de saint Thérèse d’Avila nous revient à l’esprit : « À voir comment vous traitez vos amis, Seigneur, on comprend que vous en ayez si peu ! » Ce récit a quelque chose de pascal : la mort du fils unique, les trois fois où le prophète se penche sur l’enfant, et la façon dont le texte souligne le mot « vivant ». Élie prend l’enfant, le descendit dans la maison et le remit à sa mère : « Regarde, ton fils est vivant ! » (24).

En ces temps difficiles où rôde la mort, nous sommes d’une certaine façon mis en demeure de crier vers Dieu du fond de notre détresse, de lui exprimer en même temps notre confiance. Un petit texte du livre de la Sagesse qui revient dans un office du milieu du jour me marque toujours : « Dieu n’a pas fait la mort, il ne se réjouit pas de voir mourir les êtres vivants. Il les a tous créés pour qu’ils subsistent ; ce qui naît dans le monde est porteur de vie : on n’y trouve pas de poison qui fasse mourir. La puissance de la Mort ne règne pas sur la terre, car la justice est immortelle » (1, 13-15). Dans une situation critique pour lui et pour la région, le prophète Élie est donc conduit par Dieu au désert, mais il le fait entrer dans une famille éprouvée, où la vie va vaincre la mort : nous sommes aussi les disciples-missionnaires de la Bonne Nouvelle de ce Jésus Sauveur qui a vaincu la mort et qui veut pour nous la pleine vie.

 

Seul contre tous


Le roi Acab persécutait Élie et le recherchait partout, jusqu’au jour où lui-même se présenta devant le roi : « Par la vie du Seigneur de l’univers devant qui je me tiens ! Aujourd’hui même je me présenterai devant lui ! » (18, 5). Ici encore, c’est la vie divine qui prédomine : une grandeur et une proximité s’imposent. Le prophète est celui qui est le témoin de cette Vie : il se tient en sa présence, dans une attitude de contemplation et de disponibilité. Mais cette Vie qui ne demande qu’à se communiquer n’est pas reconnue ni reçue ; les faux prophètes multipliés par Acab et sa femme Jézabel, fille du roi des Sidoniens (16, 31 ; la veuve de Sarepta habitait le pays de Sidon) rendaient un culte à des idoles mortes et allaient jusqu’à sacrifier leurs enfants. Il s’agit de choisir entre la mort et la vie, la malédiction et la bénédiction, comme le rappelle Moïse à la fin du Deutéronome : « Vois ! Je mets aujourd’hui devant toi ou bien la vie et le bonheur, ou bien la mort et le malheur. Choisis donc la vie pour que vous viviez, en aimant le Seigneur ton Dieu, en écoutant sa voix, en vous attachant à lui » (30, 15.19-20).

Élie veut marquer un grand coup et provoquer la conversion du peuple en manifestant la vitalité du seul Dieu vivant et vrai. Quand allez-vous cesser de clocher d’un pied sur l’autre ? Décidez-vous, déterminez-vous ! « Combien de temps allez-vous danser pour l’un et pour l’autre ? Si c’est le Seigneur qui est Dieu, suivez le Seigneur ; si c’est Baal, suivez Baal » (18, 20-21). Acab avait convoqué tout Israël et réuni tous les prophètes sur le mont Carmel. Les 450 prophètes de Baal et les 400 prophètes d’Ashéra sont réunis par le roi : ils doivent préparer un jeune taureau pour le sacrifice sur un autel et sur un autre Élie seul fera de même avec un autre taureau. Il s’agit de voir qui est le vrai Dieu, et pour cela de préparer la victime sans y mettre le feu pour l’holocauste. Les presque 1000 faux prophètes passent la journée à invoquer Baal sans recevoir de réponse. Élie se moque d’eux : « Criez plus fort, puisque c’est un dieu : il a des soucis ou des affaires, ou bien il est en voyage ; il dort peut-être, mais il va se réveiller ! » (18, 27).

Quand tout va mal ou quand on est désemparé, déstabilisé, efforçons-nous de garder du recul et du sang-froid. L’humour peut nous aider, qui implique précisément cette distance par rapport à soi-même et par rapport aux autres. Nous le savons, dans humour il y a humus, la bonne terre, le plancher des vaches, qui implique l’humilité. Humour rime avec amour, ce qui donne un amour humble ou bien une humilité amoureuse, qui est celle des anawim, des pauvres du Seigneur, comme ces « humbles » à qui Dieu « donne l’éclat de la victoire » (Ps 149, 4) ou ces « humbles de cœur », bénis par les trois jeunes gens dans la fournaise (Dn 3, 86). Si, par le Saint-Esprit, nous savons garder humour, amour et humilité, nous tiendrons mieux dans nos épreuves et nos incertitudes.

Élie plaisante pendant que les prophètes se tailladent et se livrent à des transes frénétiques, « mais il n’y eut ni voix, ni réponse, ni le moindre signe » (29). Vers la fin de la journée, Élie à son tour prépare son autel avec douze pierres, et l’entoure d’une grande rigole. « Il disposa le bois, dépeça le taureau et le plaça sur le bûcher » ; il fit verser sur le tout quatre cruches, jusqu’à trois fois. Non seulement, il ne met pas le feu, mais il rend difficile tout embrasement. Le prophète, au moment du sacrifice du soir, prononce cette prière : « Seigneur, réponds-moi, pour que tout ce peuple sache que c’est toi, Seigneur, qui es Dieu et qui as retourné leur cœur » (37). « Alors le feu du Seigneur tomba, il dévora la victime et le bois, les pierres et la poussière, et l’eau qui était dans la rigole. Tout le peuple en fut témoin ». Tous s’écrièrent : « C’est le Seigneur qui est Dieu ! » (38-39).

Faire confiance à Dieu et tenir jusqu’au bout, comme sut le faire Esther, comme le chantent les Psaumes, comme le vécut Jésus au Jardin des oliviers et sur la Croix, c’est être sûrs de la réponse de Dieu. Nous nous souvenons de la prière de la reine Esther : « Mon Seigneur, notre Roi, tu es l’Unique, viens me secourir, car je suis seule, je n’ai pas d’autre secours que toi, et je vais risquer ma vie. Délivre-moi de ma peur » (4, 17 l.z dans le texte hébreu). À nous de savoir nous remettre entre ses mains. Nous n’aurons pas forcément de réponse à tout, ni tout de suite ; nous aurons à tenir dans l’incertitude et l’angoisse et c’est là que se révèlera la véritable force demandée au Seigneur. Dans toute situation, si nous crions du fond du cœur – de profundis – il nous répondra toujours, d’une façon ou d’une autre. N’oublions pas que nous sommes les disciples et les serviteurs du Christ mort et ressuscité. L’histoire de l’Église et la vie des saints témoignent de l’action concrète de Dieu. Encore faut-il le laisser faire en nous, ce qui n’est possible que si nous nous disposons à cela par une prière humble et régulière.

Élisée, le disciple d’Élie connaîtra aussi un moment critique, quand le roi d’Aram voulut le saisir en investissant la ville où il se trouvait. Son serviteur est pris de panique à la vue des troupes et des chars, mais Élisée lui dit : « N’aie pas peur ! Car ceux qui sont avec nous sont plus nombreux que ceux qui sont avec eux » (2 R 6, 16). Il pria en disant : « Seigneur, daigne lui ouvrir les yeux, et qu’il voie ! ». « Le Seigneur ouvrit les yeux du serviteur, et celui-ci vit la montagne couverte de chevaux et de chars de feu tout autour d’Élisée » (6, 17). Nous retrouverons ces chars de feu.

 

Nouvelle fuite et délicatesse du Seigneur

La preuve a été faite de la souveraineté du Dieu vivant ; les faux prophètes ont été éliminés, mais Élie reste en butte à la haine de Jézabel, comme Hérodiade aura raison de Jean, le Baptiste. Elle veut venger ses prophètes et Élie doit fuir à nouveau. Quand une épreuve est passée, une autre peut se présenter. Comme le fera la sainte Famille au temps d’Hérode le Grand, le prophète se dirige vers l’Égypte ; il laisse son serviteur à Bershéba, au sud du royaume de Juda, pour s’enfoncer dans le désert ; il retourne ainsi aux sources de l’Alliance, bafouée par la reine d’Israël, l’épouse d’Acab, Jézabel. Élie connaît le découragement, la tentation de tout abandonner, de tout laisser tomber, mais pourtant il se met en route vers le Sinaï. Le texte est d’une grande intensité dramatique, qui nous touche en notre existence, marquée elle aussi, à certains moments, par l’envie de jeter l’éponge, comme dit l’expression venue du ring : quand l’entraîneur jette la serviette-éponge qui lui sert à essuyer le visage de son boxeur, cela signifie que celui-ci veut arrêter le combat. Élie en est là.

Le texte est sans ambiguïté : « Il marcha toute une journée dans le désert. Il vint s’asseoir à l’ombre d’un buisson, et demanda la mort en disant : “Maintenant, Seigneur, c’en est trop ! Reprends ma vie : je ne vaux pas mieux que mes pères” » (19, 4). Il s’est mis en marche, sous le soleil, laissant défiler toutes les heures du jour, et il finit par trouver – ce qui est rare – un buisson dans l’immensité minérale. Ce n’était pas le buisson ardent et parlant de Moïse, signe de la présence de Dieu qui l’envoyait en mission ; celui d’Élie est tutélaire, protecteur, plein de douceur, comme ce ricin que le Seigneur avait fait pousser au-dessus de Jonas « pour donner de l’ombre à sa tête et le délivrer ainsi de sa mauvaise humeur » (Jon 4, 6). De fait, « Jonas se réjouit d’une grande joie à cause du ricin. Mais le lendemain, à l’aube, Dieu donna l’ordre à un ver de piquer le ricin, et celui-ci se dessécha. Au lever du soleil, Dieu donna l’ordre au vent d’est de brûler ; Jonas fut frappé d’insolation. Se sentant défaillir, il demanda la mort et ajouta : “Mieux vaut pour moi mourir que vivre” » (4, 6-8).

Voilà deux prophètes qui vont mal : l’un est isolé, persécuté, au bout d’une mission qui semble avoir échoué ; l’autre ne comprend pas les intentions de son Seigneur ni sa volonté de faire miséricorde. Tous les deux demandent la mort. À l’un et à l’autre, le Seigneur montre une grande délicatesse tutélaire, pour laquelle il sollicite le concours de la création. Pour Jonas, un ricin poussé miraculeusement sert de parasol au prophète courroucé ; pour Élie, un buisson se présente à lui comme un abri providentiel, où il commence par s’asseoir, avant de s’étendre et de s’endormir (19, 5). Ces attentions quasi maternelles de Dieu nous touchent et nous manifestent sa proximité. Comme en témoignent tant de psaumes, il est avec nous dans nos épreuves ; il nous accompagne dans les moments difficiles et aussi dans le cours plus serein de nos vies : les lettres des catéchumènes avant l’appel décisif l’expriment aussi très souvent : « D’aussi loin que je me souvienne, Dieu a toujours été présent dans ma vie ! »

Pour Élie, Dieu ne se contente pas de favoriser un sommeil réparateur ; il se fait aussi nourricier : « Voici qu’un ange le toucha et lui dit : “Lève-toi et mange !” Il regarda, et il y avait près de sa tête une galette cuite sur des pierres brûlantes et une cruche d’eau. Il mangea, il but, et se rendormit » (5-6). Dieu apporte à son prophète une galette comme celle que celui-ci avait demandé à la veuve de Sarepta. Un ange est passé qui a tout disposé près de sa tête. Nous pensons à cet ange envoyé par Dieu pour faire sortir Pierre de sa prison au moment où le roi Hérode Agrippa pensait lui infliger le sort de Jacques : « Voici que survint l’ange du Seigneur, et une lumière brilla dans la cellule. Il réveilla Pierre en le frappant au côté et dit : “Lève-toi vite !” » (Ac 12, 7 ; cf. 5, 19). Nous aimerions bien, en nos moments de fatigue, de doute ou de découragement, bénéficier de l’assistance concrète d’un ange à nos côtés, mais revenons à ces périodes difficiles et voyons si nous n’avons pas eu alors de signes de la présence de Dieu pour que nous continuions notre route malgré les obstacles en dépassant nos propres limites. Des personnes, des amis, des circonstances ont pu nous apporter un vrai réconfort, pour que nous repartions de plus belle.

Élie a mangé ; il a bu et il s’est rendormi, un peu comme un automate. Il a encore besoin de repos. Saint Thomas d’Aquin écrit que dans nos moments de dépression, il est bon de dormir ou de prendre un bain ! Ce dernier remède n’est guère praticable au désert, on le comprend bien, c’est pourquoi Dieu laisse son prophète récupérer et revient à la charge : « Une seconde fois, l’ange du Seigneur le toucha et lui dit : “Lève-toi et mange, car il est long le chemin qui te reste” » (7). Après le petit-déjeuner, voici le déjeuner ; cette fois, le menu n’est pas précisé, mais la consigne est claire : fortifié par cette nourriture venue du ciel, le prophète doit se lever et continuer sa route avec courage, soutenu et guidé par Dieu lui-même. Il nous faut savoir prendre du repos, ce qui n’est pas toujours facile ni faisable, de manière à pouvoir poursuivre nos missions, pour être disponibles et fidèles.

« Élie se leva, comme dit le récit, mangea et but. Puis, fortifié par cette nourriture, il marcha quarante jours et quarante nuits jusqu’à l’Horeb, la montagne de Dieu » (8). Le prophète était au pain et à l’eau ; avec ce menu de carême, il a dû avancer dans le désert toute une quarantaine, jour et nuit. Le texte ne dit pas s’il dormit et s’il fut nourri pendant tout ce temps : cette marche forcée a quelque chose d’héroïque. Comme chrétiens, nous ne sommes pas au pain et à l’eau, mais au pain et au vin devenus le corps et le sang du Christ ; c’est pourquoi nous avons besoin de l’Eucharistie pour avancer dans les grandes incertitudes et les dangers de la pandémie où nous sommes. Comment garder le cap et tendre vers la montagne de l’Alliance, « la montagne de Dieu », la montagne où Dieu se manifestera, lui notre Salut, notre Sauveur, notre Consolateur par son Esprit, son « souffle » ?

 

La rencontre avec Dieu

Élie, au terme de son anabase ou de cette « montée » vers Dieu, est invité à se reposer, non sous un buisson, mais dans une grotte : « Il entra dans une caverne et y passa la nuit » (9). Il n’y est pas seul, car la parole de Dieu l’y rejoint : « Que fais-tu là, Élie ? » La question nous paraît insolite, mais c’est le prophète qui s’est enfui suite aux menaces de Jézabel. Dieu veut qu’il s’explique : « J’éprouve une ardeur jalouse pour toi, Seigneur, Dieu de l’univers. Les fils d’Israël ont abandonné ton Alliance, renversé tes autels, et tué tes prophètes par l’épée ; moi, je suis le seul à être resté et ils cherchent à prendre ma vie » (10).

Dans un monde sécularisé où les repères de la foi s’étiolent ou s’individualisent, nous avons, comme croyants, le sentiment d’être « les derniers des Mohicans », de paraître déphasés, dépassés. Notre parole, notre message apparaissent comme inaudibles et malvenus. Nous sommes isolés, mis de côté, parfois persécutés. Nous pouvons ressentir de la déprime, du découragement. Cependant, nous ne manquons pas de ressort, et la grâce de Dieu nous permet de vivre des sursauts, quelque chose comme cette « ardeur jalouse » du prophète Élie, ou comme le cri de David face au géant Goliath : « Qui est-il ce Philistin incirconcis, pour avoir défié les armées du Dieu vivant ? » (1 S 17, 27). En témoignent nos orientations clairement et généreusement missionnaires. L’expérience du premier confinement nous a montré que ces temps de retraite et de désert ont pu porter leurs fruits de conversion, de révision de vie, jusque dans la transition ou transformation écologique, dont nous continuons à parler entre évêques, avec le concours de fidèles de nos diocèses. Oui, soyons jaloux de Dieu, pour Dieu ! Il ménage pour nous des rendez-vous qui nous éprouvent, mais nous ressourcent aussi. C’est l’expérience d’Élie au Sinaï, la montagne de Dieu.

Les grottes sont des lieux privilégiés pour vivre une expérience de Dieu. Les solitaires sont nombreux qui s’isolent dans cette recherche d’un au-delà, du Soi, de la transcendance ou de l’absolu. Nous en avons parlé dans mon dialogue avec le Lama Jigmé-La2. J’étais familiarisé avec ces vies d’ermites, puisque Dom Henri Le Saux, moine de Kergonan, a quitté l’Abbaye après la seconde guerre mondiale pour aller vivre sa quête de Dieu, Père, Fils et Esprit Saint, parmi les sannyasis de l’Inde. Il est mort là-bas, poursuivant auprès d’eux, dans « la grotte du cœur », la démarche évangélique de la prière, dans la solitude de « la pièce la plus reculée », où « le Père voit dans le secret » (cf. Mt 6, 6).

À l’Horeb, Dieu dit à son prophète : « Sors et tiens-toi sur la montagne devant le Seigneur, car il va passer » (1 R 19, 11). Le moment est solennel. L’invitation vient du Seigneur. Moïse, avant Élie, avait fait l’expérience d’un vrai dialogue avec Dieu. En effet, dans la tente de la Rencontre, « le Seigneur parlait avec Moïse face à face, comme on parle d’homme à homme » (Ex 33, 11). Moïse joue son grand rôle de médiateur entre Dieu et le peuple récalcitrant : il est encore au lieu de l’Alliance, au Sinaï, après l’idolâtrie du veau d’or ; il a imploré le pardon du Seigneur et il doit continuer de conduire le peuple vers la terre promise. Moïse l’implore et dans leur dialogue revient le mot « connaître » : « Tu me dis toi-même : “Fais monter ce peuple”, mais tu ne m’as pas fait connaître celui que tu enverras avec moi. Pourtant, c’est toi qui avais dit : “Je te connais par ton nom ; tu as trouvé grâce à mes yeux”. Maintenant, si j’ai vraiment trouvé grâce à tes yeux, fais-moi connaître ton chemin, et je te connaîtrai, je saurai que j’ai trouvé grâce à tes yeux. Considère aussi que cette nation est ton peuple ». « Le Seigneur dit : “J’irai en personne te donner le repos”. » (12-14).

Ils se connaissent, parce qu’ils se parlent face à face, mais Moïse a soif de connaître davantage, toujours plus, son Seigneur. C’est pourquoi il ose faire cette demande : « Je t’en prie, laisse-moi contempler ta gloire » (18). Prière qui est celle de plusieurs psaumes, comme le 62e :

Dieu, tu es mon Dieu,

je te cherche dès l’aube ;

mon âme a soif de toi ;

après toi languit ma chair,

terre aride, altérée, sans eau.

Je t’ai contemplé au sanctuaire,

j’ai vu ta force et ta gloire


(23).

Le dessein de Dieu, c’est que nous puissions, de fait, contempler sa gloire. La grande prière de Jésus à son Père avant sa Passion en témoigne dès ses premières paroles : « La vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus Christ » (Jn 17, 3). Le terme de cet appel confirme que nous sommes appelés à cette parfaite connaissance dans l’amour : « Père, ceux que tu m’as donnés, je veux que là où je suis, ils soient eux aussi avec moi, et qu’ils contemplent ma gloire, celle que tu m’as donnée parce que tu m’as aimé avant la fondation du monde. Père juste, le monde ne t’a pas connu, mais moi je t’ai connu, et ceux-ci ont reconnu que tu m’as envoyé. Je leur ai fait connaître ton nom, et je le ferai connaître, pour que l’amour dont tu m’as aimé soit en eux, et que moi aussi, je sois en eux » (24-26). Le mot « contempler » fait écho au Psaume 62, tandis que revient le verbe « connaître », avec le rythme des « connu » et « reconnu ». À la soif de Moïse et du psalmiste de connaître et de contempler, répond la « Prière sacerdotale » de Jésus avant qu’il aille jusqu’au bout de l’amour, pour que nous soyons admis à cette connaissance et à cette contemplation dont parle aussi avec force saint Paul, notamment dans sa lettre aux Éphésiens :

« Que le Christ habite en vos cœurs par la foi ; restez enracinés dans l’amour, établis dans l’amour. Ainsi vous serez capables de comprendre avec tous les fidèles quelle est la largeur, la longueur, la hauteur, la profondeur… Vous connaîtrez ce qui dépasse toute connaissance : l’amour du Christ. Alors vous serez comblés jusqu’à entrer dans toute la plénitude de Dieu » (3, 17-19).

Il s’agit toujours de connaître, de comprendre, dans l’amour, ce qui, seul, peut nous combler et nous inviter à proposer cette « plénitude » à ceux à qui nous sommes chargés de l’annoncer.

« Je t’en prie, laisse-moi contempler ta gloire », implorait Moïse à l’Horeb. Le Seigneur va l’exaucer de la façon suivante : « Je vais passer devant toi avec toute ma splendeur, et je proclamerai devant toi mon nom qui est : Le Seigneur. Je fais grâce à qui je veux, je montre ma tendresse à qui je veux ». Il dit encore : « Tu ne pourras pas voir mon visage, car un être humain ne peut pas me voir et rester en vie ». Le Seigneur dit enfin : « Voici une place près de moi, tu te tiendras sur le rocher ; quand passera ma gloire, je te mettrai dans le creux du rocher et je t’abriterai de ma main jusqu’à ce que j’aie passé. Puis je retirerai ma main, et tu me verras de dos, mais mon visage, personne ne peut le voir » (33, 18-23).

Ce texte est admirable de grandeur et de délicatesse, pour évoquer ce « passage », cette « pâque » de Dieu : il protège Moïse de sa main, main de tendresse et non de puissance, main qu’il écarte pour que Moïse puisse le voir de dos quand il est passé. S’il passe et s’il est devant nous, n’est-ce pas aussi pour que nous le suivions ? C’est déjà la sequela Dei. Souvent, on ne se rend compte du passage de Dieu dans nos vies qu’après coup, comme ce fut le cas pour les disciples d’Emmaüs. Il est là, il était là, et il laisse après lui, une présence, un sillage de lumière, comme un parfum ; ainsi fait le Bien-Aimé dans ses va-et-vient du Cantique des cantiques. Ici nous reviennent à l’esprit des strophes du Cantique spirituel de saint Jean de la Croix :

C’est en répandant mille grâces

Qu’il est passé à la hâte par ces bocages.

En les regardant

Et de sa figure seule

Il les a laissés revêtus de sa beauté.

Ô fontaine cristalline,

Si sur vos surfaces argentées

Vous faisiez apparaître tout à coup

Les yeux tant désirés

Que je porte dessinés dans mon cœur !


(Strophes 5 et 11).

De fait, le Seigneur vient : « Le Seigneur descendit dans la nuée et vint se placer là, auprès de Moïse. Il proclama son nom qui est : Le Seigneur. Il passa devant Moïse et proclama : Le Seigneur, Le Seigneur, Dieu tendre et miséricordieux, lent à la colère, plein d’amour et de vérité, qui garde sa fidélité jusqu’à la millième génération, supporte faute, transgression et péché, mais ne laisse rien passer, car il punit la faute sur les fils et les petits-fils, jusqu’à la troisième et la quatrième génération » (Ex 34, 1-7). L’amour et le pardon dépassent de loin la punition, car la colère va jusqu’à la quatrième génération, mais la tendresse jusqu’à la millième (cf. Ex 20, 56). Le Seigneur est donc auprès de Moïse, il passe près de lui et marche à ses côtés : « Aussitôt, Moïse s’inclina jusqu’à terre et se prosterna. Il dit : “S’il est vrai, mon Seigneur, que j’ai trouvé grâce à tes yeux, daigne marcher au milieu de nous. Oui, c’est un peuple à la nuque raide ; mais tu pardonneras nos fautes et nos péchés, et tu feras de nous ton héritage” » (34, 8-9). Dieu vient en effet et il va poursuivre son œuvre : « Le Seigneur dit : Voici que je vais conclure une alliance. Devant tout ton peuple, je vais faire des merveilles qui n’ont été créées nulle part, dans aucune nation, car je vais réaliser avec toi quelque chose d’extraordinaire » (34, 10) : dépassement et surpassement qui ne sont explicables que par la miséricorde infinie du Seigneur qui sauve.

 

« Le murmure d’une brise légère »

Revenons à Élie. Il est à l’Horeb comme Moïse. L’invitation de Dieu est la même : « Sors et tiens-toi sur la montagne devant le Seigneur, car il va passer » (1 R 19, 11). Pour Moïse, le passage de Dieu est l’énonciation de son Nom, du Nom imprononçable, le « tétragramme », Jéhovah ou Yahvé comme l’écrivent les anciennes traductions. Dans la Septante et dans la nouvelle Traduction officielle liturgique, selon l’usage juif, on trouve seulement « Le Seigneur » (Kurios en grec, Dominus en latin).

Voici comment se fit pour Élie le passage : « À l’approche du Seigneur, il y eut un ouragan, si fort et si violent qu’il fendait les montagnes et brisait les rochers, mais le Seigneur n’était pas dans l’ouragan ; et après l’ouragan, il y eut un tremblement de terre, mais le Seigneur n’était pas dans le tremblement de terre ; et après ce tremblement de terre, un feu, mais le Seigneur n’était pas dans ce feu ; et après ce feu, le murmure d’une brise légère ». Trois fois reviennent chacun : l’ouragan, le tremblement de terre et le feu, mais ils ne sont pas porteurs de Dieu ; ils préparent son arrivée – « À l’approche du Seigneur », dit le texte – comme l’orchestre dans un concerto prépare l’arrivée du soliste : on peut l’entendre, par exemple, dans celui de Brahms pour le violon. Le Seigneur n’est ni violent, ni tonitruant, ni foudroyant. Jésus le dira de lui-même : « Je suis doux et humble de cœur » (Mt 11, 29).

Qu’est-ce que ce « murmure d’une brise légère » ? La Vulgate donne une traduction « musicale » : Sibilus auræ tenuis ; “a tiny murmuring sound”, écrit The new American Bible. Les trois mots portent et se renforcent, si l’on peut dire, puisqu’il s’agit d’une manifestation toute de douceur et de légèreté. Je garde à la mémoire le titre d’un beau film : L’homme qui murmurait à l’oreille des chevaux (The Horse Whisperer, 1998) ; il met en scène un dresseur qui, sachant parler aux chevaux, apprend à gagner l’oreille des humains pour les pacifier. Il est vrai qu’à la Pentecôte, le premier signe de la venue, de l’irruption de l’Esprit Saint, est « un violent coup de vent » (Ac 2, 2) ; signe lui aussi préparatoire à la descente de langues de feu qui se posaient en silence sur chacun des Apôtres pour les faire chanter en diverses langues les merveilles de Dieu (2, 3-4.11). Il se trouve que Bernadette a perçu le même signe avant la première apparition de Notre Dame à Lourdes :

C’était le jeudi gras. Il faisait bien froid. Vers 11 heures, Bernadette Soubirous, sa sœur Marie-Antoinette et une amie, Jeanne Abadie, se dirigèrent vers les bords du Gave du côté de la grotte de Massabielle pour chercher du bois. Pendant que Toinette et Jeanne s’éloignaient de Bernadette, celle-ci avant de passer l’eau glaciale du canal se mit à genoux pour réciter l’Angélus qu’on venait de sonner. Voici ce qu’elle écrit elle-même : « J’avais commencé à ôter mon premier bas, quand tout à coup j’entendis une grande rumeur pareille à un bruit d’orage. Je regardai à droite, à gauche, sur les arbres de la rivière. Rien ne bougeait ; je crus m’être trompée. Je continuai à me déchausser, lorsqu’une nouvelle rumeur, semblable à la première, se fit encore entendre. Oh ! alors, j’eus peur et me dressai. Je n’avais plus de parole et ne savais que penser, quand, tournant la tête du côté de la Grotte, je vis à une des ouvertures du rocher un buisson, un seul, remuer, comme s’il avait fait grand vent. Presque en même temps il sortit de l’intérieur de la Grotte un nuage couleur d’or, et peu après une Dame jeune et belle, belle surtout, comme je n’en avais jamais vu, vint se placer à l’entrée de l’ouverture au-dessus du buisson »

Comme à la Pentecôte, le souffle du vent est le prélude à la manifestation venue de Dieu. Il en va de même pour la première apparition de Fatima, celle de l’Ange. Lucie venait d’avoir neuf ans, François à peine huit et Jacinthe n’avait alors que six ans.

« Il arriva, raconte Lucie, que nous allâmes, un jour, avec les brebis dans un terrain qui appartenait à mes parents, et qui se trouve au bas du Cabeço, du côté du levant. Ce terrain s’appelle “ Chousa Velha ”. Là, au milieu de la matinée, commença à tomber une pluie fine, qui ne mouillait guère plus que de la rosée. Nous montâmes la pente de la colline, suivis par nos brebis, à la recherche d’un rocher pour nous abriter.

« Ce fut alors que, pour la première fois, nous entrâmes dans cette grotte bénie. Elle se trouve au milieu d’une oliveraie qui appartient à mon parrain Anastase. On voit, de loin, le petit hameau où je suis née, la maison de mes parents et les autres hameaux de Casa Velha et de Eira da Pedra. Nous avons passé la journée à cet endroit, bien que la pluie eût cessé et que le soleil se fût montré de nouveau, brillant et clair. Nous prîmes notre repas et nous nous mîmes à réciter le chapelet, et je ne sais pas s’il n’a pas été l’un de ces chapelets que, dans notre empressement à jouer, nous récitions souvent en faisant passer les grains et disant seulement “ Je vous salue Marie ” et “ Notre Père ”. La prière terminée, nous commençâmes à jouer aux cailloux. »

« Nous étions en train de jouer depuis quelque temps, lorsqu’un vent violent secoua les arbres, et nous fit lever la tête pour voir ce qui arrivait, car le temps était serein. Nous aperçûmes alors, à une certaine distance, au-dessus des arbres qui s’étendaient du côté du levant, une lumière plus blanche que la neige, qui avait la forme d’un jeune homme de quatorze ou quinze ans. Elle était transparente, plus brillante qu’un cristal traversé par les rayons du soleil, et d’une grande beauté. À mesure que cette apparition approchait, nous distinguions mieux ses traits. Nous étions tout surpris, impressionnés, et nous ne disions mot. »

Une nouvelle fois, « le vent violent » annonce une arrivée mystérieuse. La lumière se précise et le jeune homme se présente : « Ne craignez pas  ! Je suis l’Ange de la Paix. Priez avec moi  ! » Il s’agenouilla à terre, et courba le front jusqu’au sol. Poussés par un mouvement surnaturel, nous l’imitâmes, et nous répétâmes les paroles
que nous lui entendions prononcer  : « Mon Dieu, je crois, j’adore, j’espère et je vous aime  ! Je vous demande pardon pour ceux qui ne croient pas, qui n’adorent pas, qui n’espèrent pas, qui ne vous aiment pas  ! » « Après avoir répété trois fois cette prière, il se releva et nous dit  : « Priez ainsi  ! Les Cœurs de Jésus et de Marie sont attentifs à la voix de vos supplications. »

Ce mystérieux « bruit survenu du ciel comme un vent violent » (Ac 2, 2) signale donc l’irruption, ou mieux l’invasion de l’Esprit, pour reprendre l’image de saint Paul dans sa lettre aux Romains : « L’espérance ne déçoit pas, puisque l’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné » (5, 5). En effet, le verbe grec chéô signifie « répandre » ou « verser » : le Souffle de l’Esprit est de la sorte « versé » en nos cœurs comme dans un vase, dans un récipient disposé. N’en a-t-il pas été ainsi pour la Vierge Marie au moment de l’Annonciation ? L’ange Gabriel lui explique le comment de la conception du Fils du Très-Haut : « L’Esprit Saint viendra sur toi, et la puissance du Très-Haut te prendra sous son ombre ; c’est pourquoi celui qui naîtra sera saint, il sera appelé Fils de Dieu » (Lc 1, 35). On trouve dans ces mots la force ou la puissance du Souffle de Dieu et le côté intime de son « opération ». Nous savons aussi que le Souffle sait se faire Soupir : c’est même son plus beau nom dans le mystère des Trois qui sont un, car l’Esprit est le lien d’amour entre le Père et le Fils, le Soupir d’amour, qui élance le Père vers le Fils et le Fils vers le Père, comme l’écrit saint Thomas d’Aquin dans sa Somme de Théologie3. Le fond de notre être baptismal est d’être plongés dans ces relations de vie éternelle, d’être bercés dans ce Souffle et ce Soupir d’amour.

Nous-mêmes, au creux des tempêtes, des orages ou des perturbations de nos vies personnelles, ecclésiales ou sociales, comment pouvons-nous percevoir l’annonce d’un message intérieur qu’inocule en nous le Souffle de Dieu ? Il ne s’impose qu’en nous disposant – si nous le voulons bien – à son action douce et forte. Il convient aussi de savoir nous retirer, comme Élie, dans quelque désert, en la grotte de notre cœur, pour mieux percevoir ce que l’Esprit veut nous dire en notre intimité de grâce, pour que nous « entendions ce que l’Esprit dit aux Églises », à chacune de nos Églises et de nos communautés (Ap 2, 7.11.17.29 ; 3, 6.13.22).

« Le souffle en moi s’épuise.

Je suis à bout de souffle.

Ton souffle est bienfaisant »


(Ps 142).

Nous venons d’évoquer l’annonce faite à Marie de la conception virginale de Jésus en son sein. À Joseph, inquiet de voir Marie, son épouse, enceinte à son insu, l’ange du Seigneur vient dire : « L’enfant qui est engendré en elle vient de l’Esprit Saint » (Mt 1, 20). Toute la vie de Marie et de Joseph est guidée par le Saint-Esprit. En effet, Marie a conçu de l’Esprit Saint : elle est féconde par l’œuvre de Dieu en son sein. C’est par l’Esprit qu’est né Jésus ; c’est par son œuvre que Jésus réalise pleinement son nom, qui signifie « Le Seigneur sauve », comme l’ange l’annonce encore à Joseph : nous venons de l’entendre. Le Salut nous est donné par le Sauveur, et c’est l’Esprit qui poursuit son développement dans l’Église et dans le monde. Nous constatons tous ces temps notre besoin d’être sauvés, face aux graves déséquilibres du monde, face à la pandémie du coronavirus qui a fragilisé toute la planète en quelques semaines.

Nous sommes touchés, en particulier, d’apprendre combien les personnes contaminées par le virus peuvent connaître l’angoisse d’une respiration de plus en plus difficile : nous prions pour elles. Plus largement, ne souffrons-nous pas tous d’insuffisance respiratoire ? Nous manquons de souffle ou nous manquons au Souffle de Dieu qu’est son Esprit. Saint Paul, au centre de sa grande lettre aux Romains, écrit ce verset qui m’est cher depuis longtemps : « Tous ceux qui se laissent conduire par l’Esprit de Dieu, ceux-là sont fils de Dieu » (8, 14). C’est le secret de la vie spirituelle. Comment nous laissons-nous conduire au jour le jour par le Saint-Esprit de Dieu ? S’il nous arrive de nous égarer, si nous le reconnaissons, il est là pour nous ramener sur la bonne route comme le fait un GPS efficace, et nous savons que ces initiales signifient « Guidés Par le Seigneur » ! Les Psaumes aussi nous guident et nous montrent comment nous pouvons nous laisser guider.

Par exemple, chaque semaine à Complies le mardi nous prions le Psaume 142, un des « Psaumes de l’âme », comme les Psaumes 24 et 85. Trois fois, il nous parle du souffle :

  • « Le souffle en moi s’épuise, mon cœur au fond de moi s’épouvante » (v. 4) : c’est bien ce que nous vivons actuellement avec la grave épidémie du Covid 19.
  • « Vite, réponds-moi, Seigneur : je suis à bout de souffle » (v. 7) : nous savons que le drame du virus est qu’il conduit à l’insuffisance respiratoire et à l’asphyxie.
  • « Apprends-moi à faire ta volonté, car tu es mon Dieu. Ton souffle est bienfaisant : qu’il me guide en un pays de plaines » (v. 10) : l’Esprit de Dieu qui planait sur les eaux à l’aube de la Création est celui par qui Dieu dit, fait et voit le bien ; il nous rend bienveillants et bienfaisants dans la mesure où nous le laissons nous conduire en sa paix.

Ce n’est pas tout. Dans l’oraison de ce même office de Complies le mardi soir, nous prions comme suit :

Dieu qui es fidèle et juste, réponds à ton Église en prière,

comme tu as répondu à Jésus ton Serviteur.

Quand le souffle en elle s’épuise,

fais-la vivre du souffle de ton Esprit :

qu’elle médite sur l’œuvre de tes mains,

pour avancer, libre et confiante,

vers le matin de sa Pâque.

Deux fois le souffle est mentionné, et aussi l’Esprit, ce qui n’est évidemment pas fortuit. À la fin de la journée, nous sommes fatigués, parfois épuisés, nous demandons à Dieu de nous permettre non seulement de souffler, mais de nous régénérer par son Souffle de vie. Le disciple que Jésus aimait décrit en quatre mots sa mort : « Inclinant la tête, il remit l’esprit » (19, 30). En clair, Jésus rend le dernier souffle, lui qui nous a aimés jusqu’au bout ; dans cet acte d’amour suprême, il nous communique son Souffle, son Esprit, comme il le fera de façon solennelle le soir de Pâques pour ses Apôtres : « Il souffla sur eux et leur dit : Recevez l’Esprit Saint ! » (Jn 20, 22).

Saint Joseph est le patron de la bonne mort, puisqu’il est parti vers le Père – il le représentait sur terre – entouré de Jésus et de Marie. Nous le prions pour les nombreuses personnes décédées du coronavirus. Que l’Esprit Saint, Notre Dame et saint Joseph assistent les mourants, pour qu’ils retrouvent leur pleine respiration dans l’air très pur de la Jérusalem d’en haut ! Le monde souffre d’une immense insuffisance respiratoire, que le Mystère pascal lui redonne souffle, lui rende le Souffle de la vie, l’Esprit qui est cette « source d’eau jaillissant pour la vie éternelle » (Jn 4, 14) !4

 

« Que fais-tu là, Élie ? »


Le prophète Élie était à bout de souffle. Découragé, son souffle s’épuisait, son zèle s’éteignait. Un long pèlerinage, une grande retraite lui ont redonné le Souffle du Seigneur, celui des rois, des prêtres et des prophètes. Une deuxième fois, le Seigneur lui pose cette question : « Que fais-tu là, Élie ? » (1 R 19, 13, comme en 9). La réponse du prophète est la même : « J’éprouve une ardeur jalouse pour toi, Seigneur, Dieu de l’univers. Les fils d’Israël ont abandonné ton Alliance, renversé tes autels, et tué tes prophètes par l’épée ; moi, je suis le seul à être resté et ils cherchent à prendre ma vie » (14). Ce sont les mêmes paroles découragées, désespérées, en quête d’un nouveau souffle.

Une petite différence existe dans ce contexte sinaïtique : au début, Élie se trouvait dans la caverne où la parole de Dieu le rejoint ; quand il eut perçu « le murmure d’une brise légère », il « se couvrit le visage avec son manteau, il sortit et se tint à l’entrée de la caverne ». Élie se couvre le visage pour tamiser l’éclat de la gloire de Dieu qui passait, comme Moïse se couvrait le visage après ses colloques avec Dieu, visage imprégné de cette même gloire : « Lorsqu’il se présentait devant le Seigneur pour parler avec lui, il enlevait son voile jusqu’à ce qu’il soit sorti. Alors, il transmettait aux fils d’Israël les ordres qu’il avait reçus, et les fils d’Israël voyaient rayonner son visage. Puis il remettait le voile sur son visage jusqu’à ce qu’il rentre pour parler avec le Seigneur » (cf. Ex 34, 29-35).

Le murmure divin est sûrement un encouragement qui gagne par l’oreille le fond du cœur – courage vient du « cœur » –, un peu comme la radio ou la musique, mais il est aussi une force motrice qui nous propulse dans nos missions. Dans le contexte de la pandémie présente, le découragement nous guide, aggravé par des conséquences psychologiques dont nous sommes de plus en plus conscients dans la société. Nous avons donc bien besoin d’être relancés. C’est bien ce qu’Élie entend en dehors de la caverne : « Repars vers Damas, par le chemin du désert ! » (1 R 19, 15). À vrai dire, il est déjà sorti : « Il sortit et se tint à l’entrée de la caverne » (14). C’est alors que Dieu lui dit de repartir : après le couvre-feu, après le confinement, il faut sortir. Lors du grand Jubilé de l’An 2000, le pape Jean-Paul II nous a invités à « repartir du Christ » : c’est le titre de la troisième partie de sa lettre apostolique Novo millenio ineunte, « Au début du nouveau millénaire », du 6 janvier 20015 Comme Élie, repartons avec un nouvel élan, repartons toujours du Christ et avec lui pour aller vers le Père, en attirant à lui tous ceux à qui nous annonçons la Bonne Nouvelle du Royaume.

« Repars vers Damas, par le chemin du désert », dit le Seigneur à son prophète. Sa mission n’est pas terminée : elle sera encore à risque, puisqu’il doit se rendre à Damas en évitant pour l’instant de retrouver le roi Acab en Israël. Il doit consacrer deux rois en Syrie et en Israël (19, 15-16) et aussi consacrer Élisée, appelé à lui succéder.

 

La vocation d’Élisée

Nous n’avons pas à nous occuper de ces deux rois, mais il nous faut faire connaissance avec Élisée. En effet, quand Élie « repart », la première rencontre qu’il fait est celle de son successeur, ce qui n’est pas pour le prophète une petite consolation : « Élie s’en alla. Il trouva Élisée, fils de Shafath, en train de labourer. Il avait à labourer douze arpents, et il en était au douzième. Élie passa près de lui et jeta vers lui son manteau. Alors Élisée quitta ses bœufs, courut derrière Élie, et lui dit : “Laisse-moi embrasser mon père et ma mère, puis je te suivrai”. Élie répondit : “Va-t-en, retourne là-bas ! Je n’ai rien fait.” Alors Élisée s’en retourna ; mais il prit la paire de bœufs pour les immoler, les fit cuire avec le bois de l’attelage, et les donna à manger aux gens. Puis il se leva, partit à la suite d’Élie et se mit à son service » (19, 19-21).

Ce récit a une saveur évangélique qu’il convient de commenter un peu. Nous l’avons lu : « Élie passa » ; comme le Seigneur était passé près d’Élie, Élie passe auprès d’Élisée, non certes par hasard, mais conduit par Dieu. Le nom-même d’Élisée, voisin de celui d’Élie (« Mon Dieu, c’est le Seigneur ! »), signifie littéralement : « Mon Dieu est salut », ou « Mon Dieu sauve ». Le prophète découvre son successeur dans la mission de faire connaître le Dieu vivant. S’ensuit une sorte de vêture ou d’adoubement : Élie jette son manteau vers ce jeune laboureur ; en effet, le manteau, tout au moins une certaine sorte de manteau, semblait caractéristique de la vocation de prophète. Jusque dans la tombe, Samuel en est revêtu, quand le roi Saül demande à la nécromancienne d’Enn-Dor de lui parler à la veille de la bataille des monts de Gelboé où il connaîtra la mort (cf. 1 S 28, 14).

Élisée comprend tout de suite la portée de ce geste, car il s’apprête à tout laisser pour suivre Élie, mais il sollicite la permission d’aller embrasser ses parents. C’est ici que la parole exigeante de Jésus surgit en notre mémoire. Il venait d’inviter un homme à le suivre. « L’homme répondit : “Seigneur, permets-moi d’aller d’abord enterrer mon père”. Mais Jésus répliqua : “Laisse les morts enterrer leurs morts. Toi, pars, et annonce le règne de Dieu”. Un autre encore lui dit : “Je te suivrai, Seigneur ; mais laisse-moi d’abord faire mes adieux aux gens de ma maison”. Jésus lui répondit : “Quiconque met la main à la charrue, puis regarde en arrière, n’est pas fait pour le royaume de Dieu” » (Lc 9, 59-62).

Dans l’Évangile, les hommes appelés par Jésus sont des pêcheurs plus que des agriculteurs, mais le parallèle avec la vocation d’Élisée est très clair : les exigences sont les mêmes, jusque dans les termes, et l’évocation de la charrue par Jésus confirme cette référence au livre des Rois. « Toi, pars ! », dit Jésus. Élie « repartait » après tout un temps de découragement et de retraite pour reprendre souffle ; Élisée part à la suite de celui qui devient son maître. Celui-ci commence par prendre de la distance ; il repousse même celui qu’il vient d’appeler : « Va-t-en, retourne là-bas ! Je n’ai rien fait ». Les Pères du désert avaient l’habitude de rabrouer ceux qui rôdaient autour de la vie monastique. C’est encore ce que saint Benoît dans sa Règle demande de faire quand quelqu’un se présente pour devenir moine :

« Au nouveau venu dans la vie monastique, on n’accordera pas une entrée facile, mais comme dit l’Apôtre, éprouvez les esprits, pour voir s’ils sont de Dieu. Si donc l’arrivant persévère à frapper, si, quatre ou cinq jours durant, il se montre patient à supporter les rebuffades (iniurias en latin) et la difficulté de l’entrée et qu’il persiste dans sa demande, on lui concédera l’entrée et il passera quelques jours à l’hôtellerie. Mais ensuite, il sera dans la maison où les novices étudient, mangent et dorment sous la conduite d’un ancien apte à gagner les âmes » (58, 1-6).

Élisée a compris, car « il brûle ses vaisseaux » : en l’espèce, ce sont ses bœufs qu’il immole sur le bûcher de son attelage et il offre un banquet de communion à ses voisins, comme le fera Matthieu, le collecteur d’impôts, après l’appel de Jésus (Mt 9, 9-10). « Il se leva, partit à la suite d’Élie et se mit à son service » : tout est dit sans phrases, pour montrer l’immédiateté de la réponse d’Élisée et sa radicalité. Qu’en est-il de notre disponibilité aux appels de Dieu et de l’Église ? Nous sommes assez malmenés les uns et les autres dans un monde qui n’est plus chrétien et qui tend à nous marginaliser, quand il ne nous méprise pas et ne nous persécute pas. Suivre Jésus, comme il le dit clairement à ceux qui mettent leurs pas dans les siens, c’est aussi porter sa croix. Nous sommes invités, pour ne pas dire acculés, en ces temps incertains, à vivre et à revivre la radicalité de la Mission, comme « disciples-missionnaires », « envoyés » comme Jésus par le Père en l’élan de l’Esprit Saint, Souffle et Soupir d’amour.

 

Un homme de feu

Le successeur du roi Acab, Ocozias tomba de son balcon et « se fit très mal » (2 R 1, 2), comme on peut le comprendre6, et il voulut consulter une idole. L’ange du Seigneur demanda au prophète Élie d’aller à la rencontre des messagers d’Ocozias pour leur dire : « N’y a-t-il donc pas de Dieu en Israël que vous alliez consulter Baal-Zéboul, dieu d’Éqrone ? C’est pourquoi, ainsi parle le Seigneur : le lit sur lequel tu es monté, tu n’en descendras pas, car, à coup sûr, tu mourras » (1, 3-4). La délégation retourne au palais pour faire état de cette rencontre. Ocozias comprend tout de suite à qui il a affaire : « Comment était habillé l’homme qui est venu à votre rencontre et qui vous a dit ces paroles ? » Ils répondirent : « C’était un homme portant un vêtement de poils et une ceinture de cuir autour des reins ». Déjà c’est le portrait de Jean le Baptiste, lié à Élie, comme le dit Jésus lui-même. Ocozias répondit : « C’est Élie de Tishbé ! » (5-8). Déjà son père Acab avait vite fait de le reconnaître. Au moment du dénouement de la triste histoire de la vigne usurpée à Naboth par Jézabel, Élie est envoyé par Dieu au roi Acab qui, le voyant, s’écrie : « Tu m’as donc retrouvé, toi, mon ennemi ! – Oui, je t’ai retrouvé » (1 R 21, 20).

Le roi veut le faire venir. Un officier avec cinquante hommes part le chercher. La scène ne manque pas de grandeur. L’officier « monta vers Élie, le trouva assis au sommet de la montagne et lui dit : “Homme de Dieu, par ordre du roi : Descends !” Élie répondit à l’officier : “Si je suis un homme de Dieu, qu’un feu descende et te dévore, toi et tes cinquante hommes !” Et un feu du ciel descendit et le dévora, lui et ses hommes » (2 R 9-10). Un deuxième officier monte vers le Carmel avec cinquante autres hommes : le feu les dévore de la même façon. Un troisième reçoit la même mission dangereuse, qui a l’intelligence de faire appel à la compassion du prophète flamboyant : « En arrivant, il fléchit les genoux devant Élie et le supplia par ces mots : “Homme de Dieu, je t’en prie, que ma vie et la vie de tes serviteurs, ces cinquante hommes, aient du prix à tes yeux !” » (13). L’homme de feu s’apaisa, d’autant que l’ange du Seigneur lui souffla : « Descends avec lui. Ne crains rien de sa part ! » (15). Élie descend pour confirmer à Ocozias qu’il va mourir pour avoir consulté un faux-dieu plutôt que le Dieu vivant. On ne se moque pas de Dieu et de ses serviteurs. Ne le provoquons pas, mais tenons-nous en sa présence, comme Élie assis au sommet du Carmel, comme Jésus pour son discours inaugural sur la montagne, contemplant La vive flamme d’amour et disposés à faire connaître la tendresse miséricordieuse du Père.

 

Le char de feu aux chevaux de feu

Le récit de l’ascension d’Élie est un texte magnifique qui a inspiré des artistes de tout genre imprégnés de lectio divina ; il a aussi suscité de nombreux commentaires : ses leçons s’avèrent inépuisables. Entrons ensemble dans ce brasier, comme dans un nouveau buisson ardent : Moïse et Élie, nous l’avons déjà vu, ont vécu à l’Horeb des expériences de Dieu comparables. N’est-ce pas pour cela qu’ils se sont retrouvés sur le mont Thabor à droite et à gauche de Jésus lors de sa Transfiguration ? Relisons ce récit :

« Avec Pierre, Jean et Jacques, Jésus gravit la montagne pour prier. Pendant qu’il priait, l’aspect de son visage devint autre, et son vêtement d’une blancheur éblouissante. Voici que deux hommes s’entretenaient avec lui : c’étaient Moïse et Élie, apparus dans la gloire. Ils parlaient de son départ qui allait s’accomplir à Jérusalem » (Lc 9, 28-31).

Moïse comme Élie ont été des interlocuteurs de Dieu ; il n’est pas étonnant qu’ils s’entretiennent avec Jésus sur la montagne ; l’un et l’autre ont été des hommes de Dieu, au plus près de son mystère. Nous allons assister au « départ », à l’exode comme écrit saint Luc, du grand Élie. Le récit commence ainsi : « Voici comment le Seigneur enleva Élie au ciel dans un ouragan. Ce jour-là, Élie et Élisée étaient partis de Guilgal » (2 R 2, 1).

Le jour de leur première rencontre, comme celui de leur séparation restent marqués d’une certaine distance ou plutôt d’une sorte de réserve qui est à la fois signe de grande proximité et de grand respect. L’un et l’autre pressentent cette séparation et semblent se défendre de l’émotion qui les gagne : « Élie dit à Élisée : “Arrête-toi ici ; et moi, le Seigneur m’envoie à Béthel”. Élisée répliqua : “Par le Seigneur qui est vivant et par ta vie, je ne te quitterai pas”. » Revient en ce moment solennel cette référence au Dieu vivant, qui est au cœur de la mission d’Élie : Élisée a compris ce message qu’il aura charge de transmettre ; il le fait pleinement sien. Nous autres aussi, sommes les témoins du Dieu qui n’est pas le Dieu des morts, mais des vivants (cf. Lc 20, 38), parce que témoins du Vivant qu’est le Ressuscité, vainqueur de la mort : « Pourquoi cherchez-vous le Vivant parmi les morts », demandent les anges aux saintes femmes le matin de la Résurrection (Lc 24, 5 ; cf. 24, 23).

Élie laisse Élisée emboîter ses pas vers Béthel. Arrivés là-bas, de curieux confrères prophètes chuchotent à Élisée : « Sais-tu qu’aujourd’hui le Seigneur va enlever ton maître au-dessus de ta tête ? » Il réplique : « Oui, je le sais. Taisez-vous ! » (2, 3). Élie reprend la parole pour dire à son disciple que le Seigneur l’envoie à Jéricho ; Élisée ne veut rien entendre d’une quelconque séparation d’avec son maître. De Béthel à Jéricho, il faut descendre, ce qui prend du temps ; on ne nous rapporte pas les propos qu’ont pu échanger les deux hommes, qui ont sans doute la gorge nouée en l’attente de ce qui va se passer. À Jéricho, nouvelle destination : le Jourdain, qui n’est pas loin. Pour ces trois étapes, les frères prophètes sont là et continuent de mettre la pression sur Élisée.

Ils se tiennent quand même à distance quand le prophète senior et le prophète junior se tiennent au bord du Jourdain et que l’on sent arriver l’heure de « l’enlèvement » comme ils disent. De fait, « Élie prit son manteau, le roula et en frappa les eaux, qui s’écartèrent de part et d’autre. Ils traversèrent tous deux à pied sec » (2, 8). Signe de l’identité et de la mission du prophète, le manteau est aussi un instrument pour agir au nom de Dieu, comme le bâton l’était pour Moïse. Le geste d’Élie renvoie clairement au passage de la mer Rouge et aussi à la traversée du Jourdain à pied sec : le point de départ et le point d’arrivée de l’Exode. Ce moment est donc très situé dans l’histoire du peuple de Dieu. On ne sait pas trop dans quel sens les deux hommes franchirent le Jourdain ; comme ils venaient de Jéricho, on peut penser qu’ils allèrent vers la Jordanie actuelle.

Le texte continue : « Pendant qu’ils passaient, Élie dit à Élisée : Dis-moi ce que tu veux que je fasse pour toi avant d’être enlevé loin de toi. Pendant qu’ils refaisaient l’expérience de Josué, pendant qu’ils passaient – encore ce mot de passage qui revient dans toutes ces pages –, tandis qu’ils étaient dans le lit de ce petit fleuve, Élie prend la parole, ce qu’il n’a guère fait depuis le début de cette journée qui était sa dernière. Le prophète n’est pas bavard d’habitude, mais il ne peut quitter son disciple et successeur sans lui laisser, outre le manteau, une sorte de « témoin », comme celui que se transmettent les sportifs dans les courses de relais. Dans ce sens, avec émotion, il lui demande ce qu’il aimerait avoir ou recevoir pour la continuité de leur mission. « Dis-moi ce que tu veux que je fasse pour toi. » La parole de Jésus à l’aveugle de Jéricho, Bartimée, nous revient à la mémoire : « Que veux-tu que je fasse pour toi ? » (Mc 10, 46-52). La réponse de l’aveugle, encouragée par l’appel à la confiance qu’on lui adresse, est claire : « Seigneur, que je retrouve la vue ! » Pour Élisée aussi, il s’agira de voir, pour agir au nom de Dieu.

Le désir et l’attente du disciple, jusque-là contraints, sont libérés. Élisée peut dire ce qu’il a au fond du cœur : « Que je reçoive une double part de l’esprit que tu as reçu ! » Il n’y va pas à moitié : il ne se contente pas de solliciter une grâce qui lui permettra de poursuivre la mission de son maître : il ne veut pas le doubler, mais il sent qu’il a besoin d’un surcroît de souffle pour rester fidèle, ce que montrera la suite de sa vie, marquée par le merveilleux. On a compté les miracles de l’un et de l’autre : huit rapportés à Élie et seize à Élisée. Comme nous le disait souvent mon maître des novices à l’Abbaye, « dans la vie spirituelle, il faut être ambitieux » : il faut en vouloir. Nous devons être ou devenir des hommes de désir, pour être comme Élie des « hommes de Dieu ».

La suite de récit est précisément merveilleuse. Élie reprit : « Tu demandes quelque chose de difficile : tu l’obtiendras si tu me vois lorsque je serai enlevé loin de toi. Sinon, tu ne l’obtiendras pas » (2 R 2, 10). Il s’agit donc bien de voir, d’être attentif en ce moment décisif. Élisée ouvre l’œil, même si son cœur est serré, puisque par deux fois Élie lui fait entendre, comme les frères prophètes, qu’ils vont être séparés. L’heure arrive : Dieu vient prendre son serviteur. « Ils étaient en train de marcher tout en parlant lorsqu’un char de feu, avec des chevaux de feu, les sépara. Alors Élie monta au ciel dans un ouragan. Élisée se mit à crier : “Mon père !... Mon père !... Char d’Israël et ses cavaliers !” Puis il cessa de le voir » (11-12).

Ils marchaient, ils parlaient ensemble, quand Dieu vint enlever Élie. De même, Jésus, après avoir retrouvé ses Apôtres au Cénacle et mangé avec eux après sa Résurrection, les emmène dehors, jusque vers Béthanie, puis il les bénit et « tandis qu’il les bénissait, il se sépara d’eux et il était emporté au ciel » (Lc 24, 36-51). Monté au ciel dans un ouragan, comme celui qui avait été le prélude de sa rencontre avec Dieu dans « le murmure d’une brise légère », Élie est désormais capable de s’entretenir avec lui au cœur de son mystère indescriptible de vie et de feu que laisse un peu entrevoir le premier chapitre du prophète Ézéchiel : feu, éclairs, roues s’y mêlent, au milieu desquels évoluent quatre vivants, symboles de la vie divine multiforme ; on y a vu un char divin, le Char divin, qui conduit, en une ascension progressive, à la présence divine située au-dessus d’un trône qui ressemblait à du saphir (Ez 1, 26).

On retrouve la mention de chars de feu dans la suite de l’histoire d’Élisée. Nous avons déjà cité cette parole du prophète à son serviteur qui prenait peur à l’approche de troupes, de chevaux et de chars envoyés par le roi d’Aram. Il lui donna cette assurance : « N’aie pas peur ! Car ceux qui sont avec nous sont plus nombreux que ceux qui sont avec eux. Le Seigneur ouvrit les yeux du serviteur, et celui-ci vit la montagne couverte de chevaux et de chars de feu tout autour d’Élisée » (2 R 6, 16-17). Plus impressionnant. : « Le prophète tomba malade de la maladie dont il devait mourir. Joas, roi d’Israël descendit chez lui et pleura contre son visage. Il disait : “Mon père !... Mon père !... Char d’Israël et ses cavaliers !” » (2 R 13, 14). C’est exactement la même formule que celle prononcée par Élisée lui-même lors de l’ascension d’Élie.

Les Psaumes chantent aussi la charrerie divine, comme le fait 67e : « Les chars de Dieu sont des milliers de myriades ; au milieu, le Seigneur ; au sanctuaire, le Sinaï » (v. 18). Au dernier chapitre d’Isaïe, on peut lire aussi : « Voici que le Seigneur arrive dans le feu, avec ses chars pareils à un ouragan » (66, 15).

Devant ce rapt fulgurant, Élisée reste dans le rayonnement de la vision, comme les Apôtres après l’Ascension. Revenu à la réalité, conscient de sa solitude, il fait le geste du deuil : « Il saisit ses vêtements et les déchira en deux. Il ramassa le manteau qu’Élie avait laissé tomber » (2 R 2, 12-13), celui-là même que son maître avait jeté sur lui lors de sa vocation. Maintenant, il lui faut à son tour « repartir » : « Il revint et s’arrêta sur la rive du Jourdain. Avec le manteau d’Élie, il frappa les eaux, mais elles ne s’écartèrent pas. Élisée dit alors : “Où est donc le Seigneur, le Dieu d’Élie ?” Il frappa encore une fois, les eaux s’écartèrent, et il traversa » (14). On pense au rocher frappé deux fois par Moïse dans le désert, geste interprété par l’Écriture et par la tradition comme un manque de foi, ce qui l’empêcha d’entrer et de faire entrer dans la Terre promise ; ici, la deuxième tentative d’Élisée doit s’interpréter comme la tentative timide d’un prophète novice ; Dieu ne lui en tient pas rigueur.

 

Élie devenu Buisson ardent

Les séraphins de la vision inaugurale d’Isaïe (6, 2) sont littéralement des « brûlants ». Emporté par le Char divin avec ses chevaux de feu, Élie entre en « ignition », devenu lui aussi comme le Buisson ardent, qui brûlait sans se consumer. Dès les premiers chapitres de la Genèse, un des premiers justes ou saints de l’Ancien Testament, Hénok, est présenté comme quelqu’un qui « marcha avec Dieu pendant plus de 300 ans » (5, 22). La première « spiritualité » de la Bible est celle des « marcheurs de Dieu », quand le Seigneur dit à Abram : « Je suis le Dieu-Puissant ; marche en ma présence et sois parfait » (Gn 17, 1). Avant Abraham, Hénok a été l’initiateur de ce pèlerinage de la vie en présence de Dieu, qui procure la perfection. Cet Hénok mystérieux vécut déjà un enlèvement comme celui d’Élie : « Il disparut, car Dieu l’avait enlevé » (23). L’épée de feu des Kéroubims du paradis terrestre ne lui a pas interdit l’accès à l’arbre de vie (Gn 3, 24), car il avait trouvé grâce auprès de Dieu : ce fut le premier « enlèvement » de l’Histoire du salut, la première entrée dans la vie et la gloire de Dieu.

Saint Jean de la Croix dans La vive flamme d’amour chante comment on rejoint cette gloire, tant désirée par Moïse, comment on entre en « ignition » sans être dévoré par le feu divin.

Ô brûlure suave,

Ô plaie délicieuse,

Ô douce main, ô touche délicate,

Qui a la saveur de la vie éternelle,

Qui paye toute dette !

Qui donne la mort et change la mort en vie.

Ô lampes de feu
Dans les splendeurs desquelles

Les profondes cavernes du sens,

Qui était obscur et aveugle,

donnent avec une perfection extraordinaire


Chaleur et lumière, tout à la fois, à leur Bien-Aimé.
 

« Ces lampes, commente-t-il, Moïse les a vues sur le mont Sinaï, lorsque Dieu passa rapidement devant lui : il se prosterna la face contre terre et se mit à élever la voix pour en énumérer quelques-unes en ces termes : Dominateur, Seigneur Dieu, compatissant, clément, patient, plein de miséricorde, qui répandez vos miséricordes sur des milliers de créatures, qui ôtez les péchés, les crimes et les iniquités, et devant qui personne n’est innocent par lui-même. »

 

Élie et Jean Baptiste

Nous avons déjà lu comment le roi Ocozias a reconnu Élie à la description qu’on lui en a faite : « Un homme portant un vêtement de poils et une ceinture de cuir autour des reins » (2 R 1, 8). C’est bien la tenue de Jean le Baptiste, telle que nous le présentent les Évangiles : « Jean portait un vêtement de poils de chameau, et une ceinture de cuir autour des reins ; il avait pour nourriture des sauterelles et du miel sauvage » (Mt 3, 4).

La première page de l’Évangile selon saint Luc présente à Zacharie, qui doit devenir son père, le portrait de Jean : « Il sera grand devant le Seigneur. Il ne boira pas de vin ni de boisson forte, et il sera rempli d’Esprit Saint dès le ventre de sa mère ; il fera revenir de nombreux fils d’Israël au Seigneur leur Dieu ; il marchera devant, en présence du Seigneur, avec l’esprit et la puissance du prophète Élie, pour faire revenir le cœur des pères vers leurs enfants, ramener les rebelles à la sagesse des justes, et préparer au Seigneur un peuple bien disposé » (1, 15-17).

Hérode lui-même ne sait que penser de Jésus. « En effet, certains disaient que Jean le Baptiste était ressuscité d’entre les morts. D’autres disaient : C’est le prophète Élie qui est apparu » (Lc 9, 7-8). Rapprochement que fait Jésus lui-même quand ses disciples lui demandent : « “Pourquoi donc les scribes disent-ils que le prophète Élie doit venir d’abord ?” Jésus leur répondit : “Élie est déjà venu ; au lieu de le reconnaître, ils lui ont fait tout ce qu’ils ont voulu. Et de même, le Fils de l’homme va souffrir par eux.” Alors les disciples comprirent qu’il leur parlait de Jean le Baptiste » (Mt 17, 10-13).

Sa mission était de faire revenir le cœur des pères vers leurs enfants. Mission de conversion qui reste la nôtre, pour « marcher en présence du Seigneur », pour nous disposer et disposer nos fidèles à vivre pleinement l’Alliance et à nous rendre disponibles à l’action de l’Esprit Saint, « Don de Dieu ».

 

L’éloge de Ben Sirac le Sage

En conclusion de cette lecture du cycle d’Élie, il convient de citer l’éloge que fait de lui et de son disciple Élisée Ben Sira dans sa galerie des ancêtres illustres qui ont marqué l’Histoire d’Israël (48, 1-14) :

Le prophète Élie surgit comme un feu,

sa parole brûlait comme une torche.

Il fit venir la famine sur Israël, 

et, dans son ardeur, les réduisit à un petit nombre.

Par la parole du Seigneur, il retint les eaux du ciel,

et à trois reprises il en fit descendre le feu.

Comme tu étais redoutable, Élie, dans tes prodiges !

Qui pourrait se glorifier d’être ton égal ?

Toi qui as réveillé un mort

et, par la parole du Très-Haut, l’as fait revenir du séjour des morts ;

toi qui as précipité des rois vers leur perte,

et jeté à bas de leur lit de glorieux personnages ;

toi qui as entendu au Sinaï des reproches,

au mont Horeb des décrets de châtiment ;

toi qui as donné l’onction à des rois pour exercer la vengeance,

et à des prophètes pour prendre ta succession ;

toi qui fus enlevé dans un tourbillon de feu

par un char aux coursiers de feu ;

toi qui fus préparé pour la fin des temps,

ainsi qu’il est écrit,

afin d’apaiser la colère avant qu’elle n’éclate,

afin de ramener le cœur des pères vers les fils

et de rétablir les tribus de Jacob…

heureux ceux qui te verront,

heureux ceux qui, dans l’amour, se seront endormis ;

nous aussi, nous posséderons la vraie vie.

Quand Élie fut enveloppé dans le tourbillon,

Élisée fut rempli de son esprit,

et pendant toute sa vie aucun prince ne l’a intimidé,

personne n’a pu le faire fléchir.

Rien ne lui résista et jusque dans la tombe,

son corps manifesta son pouvoir de prophète.

Pendant sa vie, il a fait des prodiges ;

après sa mort des œuvres merveilleuses.


Le feu domine dans ces vers qui résument remarquablement les pages des Livres des Rois que nous avons commentées dans la lumière de cette flamme qui ne demande qu’à se répandre. Au début d’une visite pastorale dans une des paroisses de Toulouse, en allant visiter un groupe de personnes qui distribuaient des aliments à des femmes, pour la plupart musulmanes, je fus rattrapé par un homme jeune qui clamait : « Il faut mettre le feu ! » Il était bien disciple de celui qui a déclaré : « Je suis venu apporter un feu sur la terre, et comme je voudrais qu’il soit déjà allumé ! » (Lc 12, 49). Ne couvrons pas le feu ; soyons plutôt de ces justes dont parle le livre de la Sagesse : « Au temps de sa visite, ils resplendiront : comme l’étincelle qui court sur la paille, ils avancent » (3, 7) ; ainsi gagne le feu d’un amour qui ne s’éteint pas !

Retenons que le mystère de Dieu, qui est un feu dévorant (Is 33, 14 ; He 12, 29), n’est pas dévastateur, car il est le « Dieu vivant » qui veut notre vie, notre pleine vie dans sa lumière. En effet, au terme de l’Apocalypse, la Jérusalem céleste où Élie a été emporté sur un char de feu est la ville où rayonne la gloire de Dieu, si désirée par Moïse : « Dans la ville, écrit saint Jean, je n’ai pas vu de sanctuaire, car son sanctuaire, c’est le Seigneur Dieu, Souverain de l’univers, et l’Agneau. La ville n’a pas besoin du soleil ni de la lune pour l’éclairer, car la gloire de Dieu l’illumine : son luminaire, c’est l’Agneau » (21, 22-23).

Le feu de l’homme de Dieu que fut Élie et celui qu’est venu apporter l’Homme-Dieu, s’apaisent dans le repos que donne Jésus : « Venez à moi, vous tous qui peinez sous le poids du fardeau, et moi, je vous procurerai le repos. Prenez sur vous mon joug, devenez mes disciples, car je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos pour votre âme » (Mt 11, 28-29). Élie a déjà une œuvre de réconciliation et d’apaisement, car son éloge s’achève pas ces mots : « Heureux ceux qui te verront, heureux ceux qui, dans l’amour, se seront endormis ; nous aussi, nous posséderons la vraie vie ».
 

+ fr. Robert Le Gall

Archevêque de Toulouse
26 novembre 2020

 


Actualité publiée le 1er janvier 2021

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1/ Ez 34, 12 (1ère lecture de la solennité du Christ-Roi, année A).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

2/ Le Moine et le Lama, Fayard, 2000.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

3/ 1a q.27 a.4.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

4/ Homélie donnée à « Ma Maison », chez les Petites Sœurs des Pauvres de Toulouse, le 19 mars 2020, en la solennité de saint Joseph, juste après le début du premier confinement, qui a duré du 17 mars au 11 mai.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

5/ C’est le 6 janvier 2002, un an après, que j’ai été ordonné Évêque à Mende en Lozère par le Cardinal Paul Poupard. Quelques années plus tard, la Congrégation pour les Instituts de vie consacrée et les Sociétés de vie apostolique, a publié une Instruction intitulée Repartir du Christ, avec ce sous-titre : Un engagement renouvelé de la vie consacrée au troisième millénaire, datée du 19 mai 2002.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

6/ Saint Grégoire le Grand, Dialogues II, chap. 8, D’un pain empoisonné jeté au loin par un corbeau.

Déjà l’amour de notre Seigneur semblait embraser au loin les alentours de Sublac, et une foule de personnes quittaient la vie du siècle pour venir courber la tête sous le joug si suave de notre Sauveur. Comme il est dans l’habitude des méchants d’envier aux autres les avantages de la vertu qu’ils refusent de se procurer à eux-mêmes, Florent, prêtre d’une église voisine, et aïeul de Florent notre sous-diacre, excité par la malignité de l’ancien ennemi, conçut une mortelle envie contre le serviteur de Dieu ; il entreprit de discréditer la sainteté de sa vie et de détourner toutes les personnes qu’il pourrait de lui faire visite. Mais il lui fut impossible d’entraver ses desseins et d’empêcher de se répandre au loin soit la réputation de son observance, soit l’éclat de sa propre renommée, qui appelaient un grand nombre de personnes à une vie plus parfaite.

Alors les sombres flammes de l’envie, qui allait toujours croissant, lui inspirèrent une méchanceté plus noire encore. Il ambitionnait en saint Benoît la gloire de sa vie, mais il ne voulait pas en pratiquer les glorieuses vertus. Aveuglé par les ténèbres de cette fatale envie, il ne craignit pas d’envoyer en présent au serviteur du Dieu tout-puissant un pain empoisonné. Benoît le reçut avec action de grâces ; mais le poison qu’on y avait caché ne demeura pas caché pour lui. À l’heure de son repas, un corbeau venait ordinairement de la forêt voisine recevoir du pain de sa part. Cette fois, comme toujours, il fut fidèle au rendez -vous ; l’homme de Dieu jeta devant lui le pain que le mauvais prêtre lui avait envoyé, et lui intima ses ordres en ces termes : « Au nom de Jésus-Christ notre Seigneur, prends ce pain et jette-le dans un endroit si écarté, que jamais homme ne puisse le trouver. » Alors, le bec entr’ouvert, les ailes déployées, le corbeau se prit à voltiger, à croasser autour de ce pain, comme s’il eût dit clairement qu’il voulait obéir, et que pourtant il ne pouvait accomplir ses ordres. L’homme de Dieu lui réitéra son commandement à plusieurs reprises, en lui disant : « Prends-le, prends-le sans crainte, et jette-le dans un endroit où l’on ne puisse jamais le trouver. » Après de longues hésitations, le corbeau le prit avec son bec, l’enleva et disparut. Trois heures plus tard il revint, après avoir jeté le pain, et reçut du serviteur de Dieu la pitance ordinaire. La vue de ce prêtre conjuré contre sa vie inspira au vénérable abbé plus de compassion de son sort que d’inquiétude pour lui-même. Après avoir inutilement tenté de ravir au maître la vie du corps, Florent s’ingénia à perdre l’âme de ses disciples en les mettant dans une occasion prochaine de péché. Dans le jardin du monastère, il amena sept jeunes filles nues, qui devant les disciples et jusque sous leurs yeux dansaient en farandole, pour allumer dans leur cœur un mauvais désir. Le saint homme les vit de sa cellule ; pour ses disciples encore fragiles, il craignit la chute. ; et sachant que toutes ces menées ne tendaient qu’à le persécuter lui seul, il céda la place à l’envieux. Ainsi il plaça, avec des religieux sous leurs ordres, des abbés dans les diverses églises et constructions qu’il avait faites ; puis, avec un petit nombre de disciples, il alla fixer son séjour ailleurs.

C’est de la sorte que l’humilité de Benoît évita les fureurs de son ennemi. Mais bientôt la justice divine frappa ce mauvais prêtre d’une manière terrible. Debout sur la galerie de son appartement, il bondissait de joie à la nouvelle du départ de Benoît, lorsque, se détachant tout à coup de la masse de la maison restée immobile, cette galerie croula, écrasant dans sa chute l’ennemi du serviteur de Dieu. Maur, son disciple, crut à propos de l’annoncer à son vénérable Père, alors éloigné d’environ dix milles du théâtre de cet événement : « Revenez, lui dit-il, le prêtre qui vous persécutait n’est plus. » À ces mots, Benoît fît éclater des plaintes amères, et parce que son ennemi venait de périr, et parce que sa mort était un sujet de jubilation pour son disciple. C’est pourquoi il imposa une pénitence à ce dernier, pour avoir osé, en lui apportant cette nouvelle, se réjouir de la mort d’un ennemi. Le diacre Pierre. En vérité, vous me dites des choses merveilleuses et tout à fait étonnantes. Je retrouve effectivement en Benoît Moïse, lorsqu’il fait jaillir l’eau du rocher ; Élie, ayant un corbeau à ses ordres ; Élisée, rappelant la cognée du fond des eaux ; Pierre marchant sur la mer ; David déplorant la mort de son ennemi. Ce grand homme, à ce que je vois, était rempli de l’esprit de tous les justes.