« Il y avait un homme riche dont le domaine avait beaucoup rapporté. Et il se demandait : que vais-je faire, car je n’ai pas où ramasser mes récoltes… »
On connaît bien cette parabole, que saint Luc nous rapporte en son chapitre 12. L’homme dont parle Jésus se dit : « c’est bien simple, je vais agrandir démesurément mes greniers, et alors je me dirai à moi-même : te voilà avec quantité de biens en réserve pour de longues années : repose-toi, mange, bois, fais bombance ! Mais Dieu lui-même lui dit : Insensé ! Cette nuit même on te redemande ta vie ! Et ce que tu as préparé, qui donc l’aura ? »
L’exhortation apostolique du pape François Laudate Deum ne cite guère les Écritures : c’est un choix délibéré pour pouvoir s’adresser « à toutes les personnes de bonne volonté sur la crise climatique ». On sent bien cependant que la Parole de Dieu sous-tend la réflexion, en particulier lorsque François, tout à fait à la fin du texte, s’explique sur son titre : « Louez Dieu » est le nom de cette lettre. Parce qu’un être humain qui prétend prendre la place de Dieu devient le pire danger pour lui-même » (n°73).
Dans la parabole rapportée par saint Luc, le riche prend bel et bien la place de Dieu : il ne loue pas Dieu, il se loue lui-même ! « De son vivant il s’est béni lui-même : on t’applaudit, car tout va bien pour toi » dit un psaume (49, 19). Mais cet « insensé » s’en va prestement « rejoindre ses ancêtres, qui jamais plus ne verront la lumière » (49, 20).
À strictement parler, Laudate Deum n’ajoute rien de nouveau à l’encyclique Laudato si’ publiée il y a huit ans. Mais le document centre le propos sur deux points : d’abord l’urgence, alors que si peu a été fait jusqu’ici pour prévenir la catastrophe ; ensuite la conversion, parce que les solutions ne sont pas techniques ou technocratiques (voir ce qui est dit du « paradigme technocratique » !), mais avant tout spirituelles. Le tout à la manière dont saint Irénée, cet évêque de Lyon qui fut l’un des premiers grands théologiens chrétiens, s’y prenait pour réfuter les faux docteurs : d’abord une dénonciation, ensuite une réfutation sans complaisance des arguments mensongers qu’on lui opposait.
1. Ce qui est dit de l’urgence écologique prend la forme d’un appel angoissé parce que « le monde qui nous accueille s’approche peut-être d’un point de rupture ». L’idée sous-jacente est celle de processus que nous sommes de moins en moins capables de maîtriser au fur et à mesure qu’ils avancent et s’accélèrent : voilà pour la « dénonciation » qui reprend en les synthétisant les grands thèmes de l’encyclique. Mais il se trouve que certains nient l’évidence : d’où la nécessité de la « réfutation » de leurs sophismes, une réfutation vigoureuse ! Il y a ceux qui disent que la terre s’est toujours alternativement réchauffée et refroidie, ceux qui affirment benoîtement « regardez comme il a fait froid cet hiver », ceux qui reprochent aux pauvres d’avoir des familles trop nombreuses, ceux qui brandissent la menace de perdre des emplois à cause des choix de sobriété… Le Pape tacle au passage les unes après les autres (n° 11-14) ces « opinions méprisantes et déraisonnables » qui veulent nier l’évidence, et en appelle à une « responsabilité » renouvelée de tous devant « l’héritage que nous laisserons de notre passage en ce monde » (n°18).
2. Mais de même que Jésus n’invective les Pharisiens que pour provoquer en eux un choc salutaire, de même François ne dénonce et ne réfute que pour appeler à la conversion dans une deuxième partie qui est une vigoureuse exhortation morale. Le mot « héritage » utilisé au n°18 peut ici nous éclairer : c’est en effet comme un héritage que nous avons reçu le monde, et c’est comme un héritage que nous le transmettrons à ceux qui viendront après nous (« ce que tu as préparé, qui donc l’aura ? »). En un mot, le monde est un don que notre ivresse de possession transforme volontiers en dû. Et nous voilà qui nous comportons comme si nous ne devions jamais mourir et laisser à d’autres ce dont nous aurons fait usage pendant notre bref passage sur la terre.
Si s’accroît « au-delà de l’imaginable le pouvoir de l’homme », alors « tout ce qui existe cesse d’être un don et devient l’esclave, la victime de tous les caprices » (n°22) : le pouvoir démesurément accru réduit à néant le don et, par le fait même, fait disparaître le Donateur. C’est la partie peut-être la plus vigoureuse de l’Exhortation, intitulée « Repenser notre usage du pouvoir ». Albert Camus, qui avait peu connu son père, avait retenu de lui une parole qu’il avait conservée toute sa vie : « un homme, ça s’empêche ». Autrement dit : ce n’est pas parce que j’ai le pouvoir de faire quelque chose qu’il est légitime que je le fasse, et ma dignité est de savoir m’auto-limiter. Cela s’apprend… Or, affirme François, il manque aujourd’hui à l’humanité « une éthique solide, une culture et une spiritualité qui le limitent réellement et le contiennent dans une abnégation lucide » : si la science et la technique sont cumulatives, la sagesse ne l’est pas.
Qui nous fera grandir en sagesse ? Il y faut trois conditions :
1/ D’abord, nous venons de le dire, apprendre à distinguer entre ce que nous pouvons faire et ce que nous avons le droit de faire (n° 22-24).
2/ Ensuite, nous souvenir que nous faisons partie de la nature : ce qui la touche nous touche, ce qui l’abîme nous abîme : « le monde ne se contemple pas de l’extérieur mais de l’intérieur » (n°25) ; et pendant longtemps, les peuples ont su vivre en harmonie avec leur environnement.
3/ Enfin, et c’est le plus important, cesser de nous mentir. Beaucoup d’ailleurs, détenteurs du pouvoir, ne se mentent pas à eux-mêmes, mais mentent sans scrupule à ceux, les plus vulnérables, qui se voient promettre des compensations chimériques : « les pauvres eux-mêmes tombent parfois dans la tromperie d’un monde qui ne se construit pas pour eux » (n°31).
Au bout du compte, la question qui se pose est donc celle du sens : « quel est le sens de ma vie, de mon travail et de mes efforts ? » (n°33). C’est précisément sur le sens de sa vie et de son travail que le riche de la parabole a oublié de s’interroger : la nuit vient où on lui redemande sa vie, et il s’aperçoit trop tard qu’elle ne poursuivait que le néant.
D’une certaine façon, tout est dit. Mais des propositions concrètes doivent prendre le relais ce ces paroles pour aider à les traduire dans la vie des individus et des sociétés.
1/ François veut d’abord dissiper une ambiguïté à propos des « organisations mondiales » qu’il appelle de ses vœux dans Laudato si’. Il n’a jamais eu en vue une sorte de pouvoir impérial – et par le fait même dangereux – mais un « multilatéralisme » qui aboutisse à des décisions ratifiées par tous. Il s’agit donc de promouvoir une éthique de la concertation plus efficiente que ce que l’on a connu jusqu’ici, un « multilatéralisme d’en bas » (n°38) et « pas seulement décidé par les élites du pouvoir ».
2/ Ce qui doit manifester la conversion profonde opérée, c’est le « primat de la personne humaine » (n°39), à commencer bien sûr par ceux et celles qui n’ont pas les moyens de défendre leur cause.
C’est ce mode nouveau de penser et d’agir que le Pape qualifie de « plus grande démocratisation dans la sphère mondiale » (n°43). À ceux qui n’y verraient qu’utopie, il répondrait sûrement qu’il n’y a pas d’autre chemin ! On peut le montrer en creux en méditant sur l’énumération cruelle (n°44-52) des Conférences sur le climat qui n’ont que peu ou pas du tout été suivies d’effet : « les accords n’ont été que peu mis en œuvre parce qu’aucun mécanisme adéquat de contrôle, et révision périodique et de sanction en cas de manquement, n’a été établi » (n°52). Et si l’on veut que la COP de Dubaï produise des effets, il est nécessaire d’en tirer les leçons.
En conclusion, nous renverrons à la synthèse que le Pape lui-même propose « à la lumière de la foi » pour rassembler en six points le propos de son Exhortation (n°62-67) ; et nous ferons remarquer que le dernier de ces points constitue un progrès doctrinal dans l’enseignement de l’Église : jamais encore en effet la notion d’« anthropocentrisme situé », c’est-à-dire replacé dans la multiplicité des relations de l’humanité avec les autres créatures, n’avait été avancée comme elle l’est ici. Gageons qu’elle est promise à un grand avenir.
« Louez Dieu » est le nom de cette lettre – « parce qu’un être humain qui prétend prendre la place de Dieu est le pire danger pour lui-même ». À l’inverse, un être humain qui loue Dieu renonce à la démesure ; il trouve sa place en Dieu et dans le monde, et la parole de Jésus peut s’appliquer à lui :
« je vous ai mis à cette place pour que vous alliez, que vous portiez du fruit, et que votre fruit demeure » (Jean 15, 16).
+ Monseigneur Jean-Pierre Batut
Évêque auxiliaire de Toulouse