Les intuitions de Charles de Foucauld, comment les vivre aujourd'hui ?


Intervention de Jean Louis Cathala, prêtre du diocèse d’Albi, lors de la rencontre régionale des fraternités les 4 et 5 décembre 2010 à l’abbaye d’eEn Calcat

 

.Vivre au plus loin l’Incarnation


En Jésus de Nazareth, mort sous Ponce Pilate, le Dieu unique, inconnaissable et tout-Puissant - le Dieu d’Israël - est vraiment, vraiment, pour de vrai devenu l’un d’entre nous ; notre Frère ; le tout-petit de Bethléem. C’est la foi la plus traditionnelle de l’Eglise. Mais autant faut-il que cette confession de nos lèvres, qui parfois nous semble presque incroyable, devienne chair de notre vie. Et là, bien sûr, le chemin est bien long ; mais Charles de Foucauld nous rejoint sur la route ; son témoignage et ses paroles nous aident à entrevoir à quel point c’est une nouvelle bonne pour tous et partout. De novembre 1888 à février 1889, à l’invitation de l’abbé Huvelin, le jeune converti fait un pèlerinage en Terre Sainte. C’est là qu’il découvre l’existence humble et obscure du « divin ouvrier. » En ce Jésus qui a habité un petit village pendant trente ans, il contemple « ce Dieu qui a marché au milieu des hommes. Il le rencontre à la fontaine, avec Marie ; il le voit en regardant les artisans travailler. » ( A. Chatelard- « Le chemin vers Tamanrasset » Karthala 2002, p. 42-43 )

Ainsi, c’est bien connu, Charles a donné une importance centrale à ce que l’on appelle « la vie cachée » de Nazareth : Non pas une existence humaine qui se cache, loin de là, mais une présence divine invisible ; réelle mais discrète. Et la mise en valeur de cette vie, c’est vraiment l’originalité de son parcours, de son regard sur le Christ, de son regard sur les autres. L’Incarnation, je ne vous apprends rien, est éminemment exprimée dans le Prologue de l’Evangile selon Jean. ( Chapitre 1, verset 14 ) Mais nazareth n’est pas un simple prologue de ce que nous attendons : La libération pour tous et partout. A Nazareth, celui de Jésus, celui de Frère Charles, mais aussi le nôtre, est déjà donnée, déjà donnée, la Rédemption : cet amour qui culmine au jour du Vendredi Saint. Le Messie ressuscité est encore d’une certaine manière à Nazareth ; il nous y précède jusqu’à son retour. Et c’est là qu’il me parle, dans une vie parfois rude et tout simplement humaine. Et c’est là que nous le rencontrons sans le voir, dans un cœur à cœur qui souvent est loin d’en avoir l’air. Bien sûr, Jésus a aussi quitté son village, pour des actions plus grandes, pour des paroles fortes ; pour mourir d’amour ; cela était nécessaire selon les Ecritures. Mais pour nous, aujourd’hui, il nous faut rester à Nazareth pour nous replonger encore et toujours dans la source, dans le lieu premier de l’infinie tendresse - de l’infinie solidarité - de Dieu envers le monde. Il nous est bon de tenter de le rejoindre, de l’aimer, de l’attendre, là où il nous a rejoints, aimés, attendus. Si nous partageons quelque peu la vie des gens sans pouvoir et peu considérés ; si nous travaillons avec eux et non pas simplement pour eux ; si nous cherchons le Christ à Nazareth, nous ne sentirons peut-être pas beaucoup sa présence ; nous ne serons peut-être pas souvent habités par des pensées très spirituelles, ni même très présentables ; mais nous serons, nous serons un peu plus, dans l’imitation du Christ. Cette imitation de Jésus, chère à notre Charles, vécue dans une foi qui est d’abord une décision de faire confiance ; cette imitation-là, Dieu seul sait comment, est porteuse de salut et de vie pour nous et pour ceux que nous côtoyons. J’en suis convaincu pour ma part, même si, franchement, je ne suis pas toujours dans la relecture et l’interprétation de ce que je vis au travail, au syndicat, dans mon quartier ; avec tous ces gens fragiles qui me sont donnés.


Mais plus encore que de parler de nos destinées individuelles, il est bon de chercher à comprendre ce que cette intuition de la primauté de l’Incarnation peut signifier à l’échelle de notre société et de notre monde qui ne sont plus ceux du père de Foucauld. Là, je vais dire des choses un peu « bateau », mais il est clair que le temps de nazareth n’est pas celui du rendement, idole de notre système économique. Et notre mondialisation, même si elle comporte des aspects positifs, a fondamentalement pour conséquences de déstabiliser des équilibres locaux, des manières jadis plus respectueuses et plus humaines de vivre les échanges commerciaux. J’aime aussi à penser que Jésus, avant d’agir et de parler, a pris le temps, celui de l’Incarnation ; le temps de regarder les lis des

champs de sa Galilée ; le temps surtout d’écouter les joies et les cris de son peuple. Je ne sais pas vous, mais moi, je suis presque toujours pressé et bien souvent, c’est de loin que je dis bonjour à mes voisins ; j’ai tendance à décider trop vite ou à trop entrevoir l’avenir. Nazareth, la primauté de l’Incarnation, avec la fatigue physique du travail qui va avec, cela m’aide à garder les pieds sur la terre d’aujourd’hui, à laisser les choses telles qu’elles sont, à laisser mûrir. Le Seigneur nous demande de ne pas nous affoler devant notre monde qui n’a vraiment pas l’air d’être sauvé ; ce monde-là, à Nazareth, sans en avoir l’air, était déjà sauvé par lui !


Mais il y a aussi un autre aspect de cet au plus loin de l’Incarnation ; un phénomène que l’on peut observer dans la destinée de Frère Charles : Après sa conversion, il a cherché une nouvelle manière de vivre à l’extrême opposé de ce qu’avait été son existence de jeune homme riche à St Cyr. C’est le Charles complètement « désincarné », au nom même de l’Incarnation, chez les Clarisses de Nazareth. Un humain probablement très saint, mais un saint pas très humain ! Et puis, petit à petit, et surtout à la fin de sa vie, il a, semble-t-il, intégré – c’est cela aussi, l’incarnation dans notre propre chair – le meilleur de tout ce qu’il avait été en profondeur avant sa conversion : un soldat patriote, un explorateur-baroudeur et un travailleur infatigable. En passant par le « Frère Marie- Albéric », ce qui était nécessaire, Charles était redevenu ou plutôt véritablement devenu Charles de Foucauld ! Ceci me parle de l’Incarnation ; c’est une belle histoire pour chacune et chacun de nous. Il nous faut bien sûr nous décentrer de nous-mêmes, de notre petit égoïsme primitif. Il nous faut parfois des-intégrer le vieil homme en nous, mais à condition d’intégrer dans un chemin de confiance toute notre humanité, notre identité, nos qualités et nos fragilités. Il n’y a que le péché qui doit être détruit ! Voilà pourquoi, « tout Fils qu’il était », le Seigneur a pris le temps de nazareth ! Je crois que la Petite sœur Magdeleine disait à ses petites sœurs quelque chose de ce genre : « Soyez d’abord humaines, et ensuite chrétiennes, et ensuite religieuses… » Cela fait partie à mon sens du « chemin de Nazareth », pour reprendre la formule de Chatelard. A une époque où le « développement personnel » est en vogue, un développement sans altérité, la vie du père de Foucauld nous propose une voie authentique d’autonomie relationnelle et de liberté, un chemin paradoxal d’épanouissement de soi qui passe par l’expérience d’une altérité transcendante et bienveillante, et qui permet de conjuguer l’extrême de la conversion à l’extrême de l’intégration et du respect de ce que nous sommes et désirons devenir. L’abjection chère à notre Charles, l’abjection dans l’imitation de Jésus de Nazareth, n’est pas l’anéantissement du soi, mais l’anéantissement de ce que Huvelin appelle quelque part « la volonté propre » ; c’est le gage de l’épanouissement véritable dans le Christ !
 

.Vivre au plus loin la mission


C’est écrit au dos de la couverture du « Christ de Charles de Foucauld » de Maurice Bouvier ( Desclée, 2004 ) : « Le père… a exploré une façon nouvelle de témoigner de sa foi devant le monde et d’être missionnaire. » Une phrase comme cela, cela m’intéresse et me donne le goût d’approfondir !


Evidemment, les choses sont intimement liées ; le sens de l’Incarnation induit une certaine coloration de l’annonce de l’Evangile. Si Nazareth est un lieu majeur de Révélation du visage de Dieu dans la grande Histoire et dans nos histoires, le sens de la mission ne peut pas ne pas en être imprégné. Je cite le Frère Charles : « Dieu, pour nous sauver, est venu à nous, s’est mêlé à nous, a vécu avec nous, dans le contact le plus familier et le plus étroit, de l’Annonciation à l’Ascension. Pour le salut des âmes, Il continue à venir à nous, à se mêler à nous, à vivre avec nous, dans le contact le plus étroit, chaque jour et à toute heure dans la sainte Eucharistie. Ainsi, ( je le souligne ) nous devons, pour travailler au salut des âmes, aller à elles, nous mêler à elles, vivre avec elles dans un contact familier et étroit. Nous devons le faire pour toutes les âmes à la conversion desquelles Dieu veut que nous travaillions particulièrement, et surtout pour les infidèles. » ( Règlements et Directoire, p. 649-650, cité par Bouvier, p.24 ) Vous voyez ce que cela signifie pour notre Eglise et pour la mission. Cela me fait mal de voir ces cathos toujours entre cathos ! Ces tentations, bien sûr, sont aussi les miennes et peut-être aussi les vôtres. En tout cas, la question fondamentale qui est au point de départ de la mission à l’école du père de Foucauld, c’est : Quelle est la qualité évangélique de ma présence réelle au milieu des gens ?


Vous connaissez le parcours de notre homme : après son expérience proprement monastique, il y a eu les années chez les Clarisses de Nazareth, puis

l’ordination presbytérale et le départ pour l’Algérie, avec le grand désir très généreux d’y porter la présence du Saint Sacrement et de convertir le plus possible de musulmans. Mais à Béni Abbès, peu à peu, et surtout à Tamanrasset, il a démonté à la fois sa clôture et un certain paternalisme religieux typique de l’esprit de son temps. Et c’est ainsi qu’il a réinterprété sa spiritualité de la famille de nazareth dans une manière de vivre la mission révolutionnaire pour l’époque. Il se voulait « pré-missionnaire », mais il était pleinement missionnaire ; avec une authenticité qui ne cesse de nous interpeller : en milieu touareg, ses relations étaient quotidiennes, presque familiales. Vous le savez : Il a fait un travail absolument considérable sur la langue et la culture de ses amis. Pourtant, dans son esprit, tout ce travail était au service de la rencontre et de l’amitié. Dès le début de sa période algérienne, son objectif pastoral n’est pas de bâtir des « œuvres », comme on le disait et le faisait à l’époque, mais plutôt, tout simplement, de rendre Jésus présent dans le St Sacrement. C’est l’apostolat de la bonté ; un apostolat qui se veut avant tout relationnel et contemplatif. Voici ce que Charles écrit, toujours dans les Règlements et Directoire : « On fait du bien non dans la mesure de ce qu’on dit et de ce qu’on fait, mais dans la mesure de ce qu’on est… ( Mon Dieu que ces mots parlent à nos cœurs contemporains ! ) dans la mesure en laquelle Jésus vit en nous. » ( P. 645, cité par Bouvier, p. 195 ) Cette mission est indissociable du désir de rencontrer les autres et de devenir non pas leur bienfaiteur, mais leur frère, le plus possible d’égal à égal. Je reconnais qu’il y a souvent en cela quelque chose d’illusoire ; mais l’orientation est claire. Et sans faire du père de Foucauld un théoricien du dialogue interreligieux, il apparaît qu’avec lui, bien avant Vatican II et Paul VI, le dialogue est déjà comme « un nouveau nom de la mission. » Un dialogue non pas d’abord intellectuel, mais qui jaillit de l’expérience du travail et de la vie partagés. Combien de préjugés sur les autres religions, par exemple, ne sont-ils pas tombés en nous grâce à Nazareth ?


Mais pour ce qui est de la relation de Frère Charles au monde, il nous faut faire attention à bien considérer l’ensemble de sa vie sans nous attacher à l’une ou l’autre phrase qu’il a pu écrire au nom de l’absolu de Dieu. Maurice Bouvier cite encore un extrait des Règlements et Directoire qui ne laisse en rien présager le fameux Au cœur des masses de René Voillaume ! : « Que nous servirait d’avoir quitté notre patrie, si nous nous inquiétions de ce qui s’y passe ? Nous ferons tous nos efforts pour maintenir une barrière infranchissable entre la fraternité et le monde, de manière que tout le créé y soit oublié, si ce n’est dans la mesure où notre Bien-aimé lui-même ordonne de s’en souvenir, c’est-à-dire pour exercer spirituellement et matériellement la bienfaisance envers Ses « enfants » et ses « images » en vue de lui (…) Il suit de ce qui précède qu’il nous est rigoureusement prohibé d’avoir la moindre part aux affaires politiques et mondaines, puisqu’il nous est interdit d’en prendre la moindre connaissance, d’en dire une seule parole, d’avoir pour elles une seule pensée. » ( P. 188-191, cité par Bouvier, p. 29 ) Fichtre ! Etonnant, non ? Et pourtant, en regardant tout l’arc-en-ciel de la vie du père de Foucauld, nous comprenons que la mission dans son esprit se nourrit d’une insertion conséquente, humble et bienveillante, en plein monde !


De la même façon, malgré le grand désir de convertir les autres que le père portait en lui au moment de son ordination, nous voyons bien que le dernier Charles, celui de Tamanrasset, est vraiment aux antipodes de la conquête et du prosélytisme. Pour lui, et presque malgré lui, la mission devient présence. Présence gratuite, démunie, fraternelle. Présence exposée et fragile, comme celle de l’enfant de la crèche, comme celle de l’homme de la croix. Le Seigneur qui a converti la Petite sœur Magdeleine et qui est à la source de son élan missionnaire se moquant de toutes les frontières, c’est un petit bébé offert à bout de bras par Marie de Bethléem et de Nazareth. La force paradoxale de notre apostolat est ainsi à chercher dans la pauvreté des moyens, à travers des rencontres simples et vraies où nous n’avons pas peur d’exposer nos fragilités. Facile à dire, n’est-ce pas ? Cette mission, sans en avoir l’air, va au plus loin, jusque dans une vulnérabilité où l’on ne sait plus très bien quel est celui qui donne et quel est celui qui reçoit. Mission où le partage quotidien est porteur du don de Dieu, un don qui relève celui-là même qui avait la prétention de relever les autres. C’est tout le sens du petit peu de lait de pauvre chèvre collecté en temps de disette par les amis touaregs de Frère Charles. L’arroseur est arrosé ! J’en suis sûr, chacune et chacun de nous pourrait témoigner que dans son nazareth, il reçoit énormément plus que ce qu’il pense offrir. Le véritable protagoniste de la mission et de la croissance de la foi, c’est l’Esprit Saint et personne d’autre ! De fait, la vie du père de Foucauld nous encourage à aller encore plus loin dans la rencontre de ceux qui ne partagent pas nos convictions et notre foi et d’essayer de construire un monde meilleur avec eux, sans succomber aux sirènes, si fortes aujourd’hui, du repli religieux identitaire. Car en vérité, celui que l’on peut appeler à la suite de Jésus le Frère universel nous pousse toujours davantage vers le grand large. Il nous demande d’être des gens bien enracinés quelque part, mais aussi ouverts sur le monde entier. Il nous invite à vivre à notre tour comme des sœurs et des frères universels, convaincus que tous les humains, crées à l’image de Dieu, sont appelés à être sauvés en devenant mystérieusement les membres d’une seule famille, d’un même corps. Sans doute en avons-nous fait la douce expérience : Si nous partageons un tant soit peu le quotidien de quelqu’un en profondeur, quelle que soit sa race, sa religion, ses convictions ; si nous communions réciproquement à nos joies et nos épreuves, nous devenons réellement frères et sœurs. Et alors, nous ne pouvons plus ne pas être pris, tels que nous sommes, dans la même espérance : la libération de tout mal ; la paix et le bonheur éternels ; le Royaume de Dieu.


Pour notre Charles, nous le savons, ce jusqu’au bout de la mission n’a été couronné d’aucun succès. Il n’a converti personne ou presque ; il est mort dans un fait divers. Et pourtant, nous voyons les fruits de toutes les couleurs qui ont poussé par la suite ! Nous voyons tous ces gens, croyants ou non, qui sont touchés par l’authenticité de sa vie. Depuis sa solitude au désert, il nous crie de tenir bon quand nous sommes découragés. Il ne cesse de nous murmurer la parole de son Bien-aimé Frère et Seigneur : « Cherchez le Royaume de Dieu, et le reste vous sera donné par surcroît. » ( Luc, chapitre 12, verset 31 )

JL Cathala – En Calcat – 05.12.10