S'asseoir et partir, la mission des disciples et les discours de Jésus

Texte de Mgr Robert Le Gall

S’asseoir et partir, la mission des disciples et les discours de Jésus

© Charly Marlotte / Anuncio

LA MISSION DES DISCIPLES
ET LES DISCOURS DE JÉSUS
EN SAINT MATTHIEU

S’asseoir et partir

La Loi nouvelle de l’Évangile est enseignée par Jésus, nouveau Moïse, en cinq discours qui structurent le témoignage de saint Matthieu. On peut dire qu’ils sont les pendants des cinq premiers livres de la Loi ou Torah, ceux qui ouvrent la Bible. Jésus rappelle en effet dans son premier discours qu’il n’est pas venu abolir, mais accomplir (5, 17). Ces cinq discours constituent le fondement de l’enseignement de Jésus à ses disciples. Ils intéressent particulièrement la formation des disciples-missionnaires que nous voulons être. Voici l’ordre dans lequel ils se présentent :

• Le Sermon sur la montagne, fort bien connu, qui inaugure la vie publique de Jésus en Galilée, au bord du lac de Tibériade (chap. 5-7) et commence par les Béatitudes.
• Le discours sur l’envoi en mission des Douze (10, 5 – 11, 1).
• Le discours en paraboles sur le Royaume (13, 1-53), que nous avons entendu et le dimanche et en semaine au mois de juillet 2017.
• Le discours sur la communauté des disciples (18 – 19, 1).
• Le discours sur la venue du Fils de l’homme (chap. 24-25).

Notons que les discours 1, 3 et 5 sont prononcés par Jésus assis. C’est la position du maître qui enseigne (même si Socrate enseignait en marchant, d’où le nom de son école : les Péripatéticiens, du verbe grec péripatein, qui signifie « marcher en cercle »). Le nom de « cathédrale » vient aussi du grec : la cathèdre est le siège sur lequel l’évêque enseigne et préside. Pour écouter, pour réfléchir, il est important de s’asseoir. Jésus le dit lui-même en saint Luc : « Quel est celui d’entre vous qui, voulant bâtir une tour, ne commence par s’asseoir pour calculer la dépense et voir s’il a de quoi aller jusqu’au bout ? » (14, 28).

Dans les Équipes Notre-Dame, on insiste sur le DSA, « devoir de s’asseoir » pour les époux, afin de prendre le temps de parler, d’exprimer, de prendre du recul, de se poser. Marie, la sœur de Marthe, a choisi la meilleure part, qui est de s’asseoir pour écouter la parole de Jésus (Lc 10, 38). En Afrique, on s’assoit pour écouter l’Évangile. S’asseoir est donc la position du maître qui enseigne ; elle est aussi celle du disciple qui écoute ; c’est encore l’attitude de la prière prolongée, qu’on appelle l’oraison. On ne peut nourrir et vivifier sa foi et son engagement de chrétien, si l’on ne s’assoit pas régulièrement pour lire la Parole de Dieu et la laisser prendre de l’espace dans notre cœur. Avant de partir en mission, il faut s’asseoir pour honorer le besoin et le désir d’apprendre et d’être formé ; au retour de mission, il fut encore se poser pour faire une relecture de ce qui a été accompli face à la Parole de Dieu.

1. Le discours sur la montagne

« Voyant les foules, Jésus gravit la montagne. Il s’assit, et ses disciples s’approchèrent de lui. Alors, ouvrant la bouche, il les enseignait  ». Ainsi commence le premier discours de Jésus. Il commence, non par dix commandements, comme ceux de la première Loi, mais par 9 « Heureux  » et 1 « Réjouissez-vous », qui énoncent en fait 8 béatitudes, que j’ai eu l’occasion à plusieurs reprises de comparer à une gamme.

Jésus, tout en montrant la continuité de son enseignement avec celui de l’ancienne Loi, lui apporte un « accomplissement » dans l’intériorisation des commandements à observer, avec les exigences de fond qu’ils impliquent. Ainsi ses disciples pourront devenir le sel de la terre et apporteront à leurs proches une lumière, « parce qu’ils verront ce que vous faites de bien », dit-il à ses disciples (5, 16). Les observances de piété doivent être faites sans ostentation, qu’il s’agisse du jeûne, de l’aumône et de la prière, dans le vrai désir de prier le Père dans le secret, ce qui amène Jésus à donner aux siens le Notre Père : il nous fait regarder dans la même direction que lui, avec le même amour (la traduction modifiée de la 6e demande nous fait redécouvrir cette prière centrale pour chacun de nous).

Ce Père céleste à qui nous faisons confiance pour tout, nous invite à regarder positivement les autres, à être généreux envers eux et à faire pour eux ce que nous voudrions qu’ils fassent pour nous. Ce chemin n’est pas facile tous les jours ; il est étroit. Que notre humble fidélité et authenticité nous donne, par la grâce du Père, d’être un arbre bon qui produit de beaux fruits ! Mettant en pratique la Parole de Jésus, nous serons fondés sur le roc, solides dans la tempête.

Dès la première des béatitudes, Jésus oriente ses disciples, qui se sont approchés de lui, vers le «  royaume des Cieux » (5, 3), expression qui revient tout le temps dans le premier Évangile (plus de 33 fois ; les autres évangélistes parlent du « royaume de Dieu ») : c’est une périphrase pour désigner Dieu lui-même et le « milieu divin » où il veut rassembler tous ceux qui acceptent d’être sauvés par son Fils Jésus. La 8e béatitude reprend en inclusion cette même formule (5, 10), qui trouve son sommet, dans ce premier discours en la prière que Jésus nous enseigne : « Notre Père qui es aux cieux  » (6, 9). Au moment de l’institution de l’Eucharistie, Jésus dit à ses disciples : « Désormais, je ne boirai plus de ce fruit de la vigne, jusqu’au jour où je le boirai, nouveau, avec vous, dans le royaume de mon Père » (26, 29). Tout l’Évangile de saint Matthieu est ainsi orienté vers la vie éternelle dans le Royaume.

Cette finalité est bien marquée dans le titre même du document d’Aparecida de la 5e Conférence générale de l’épiscopat latino-américain et des Caraïbes (mai 2007) : Disciples et missionnaires de Jésus Christ pour que nos peuples aient la vie en lui, texte auquel le cardinal Bergoglio a beaucoup travaillé et qui est une clé pour l’intelligence de sa première Exhortation apostolique sur La joie de l’Évangile.


2. Le discours parabolique

Le troisième discours de Jésus rassemble des paraboles. « Ce jour-là, Jésus était sorti de la maison, et il était assis au bord de la mer  » (13, 1). De nouveau, il s’assoit, non plus dans la montagne, mais auprès du lac de Tibériade. Ce cadre est resté ce qu’il était au temps de la vie terrestre de Jésus, avec les images qu’il prend de ce que l’on voit là-bas, des champs, des arbres et des poissons.

Le mot « parabole », en grec, laisse entendre un rapprochement, ce qu’on amène (ballein) à côté (para), par le côté ; le Paraclet est celui qui est appelé pour être à nos côtés, ce que dit bien le mot « avocat », venu du latin. Ce mot de « parabole » est à rapprocher de ceux de « symbole » et de « diabole » : le symbole est ce qui permet d’amener ensemble, tandis que le diabole ou « diable » est au contraire ce qui amène la séparation. La parabole est un « à-côté » qui permet de comprendre par des images, des métaphores ou des allégories : elle entrouvre une vérité, facilite une compréhension, sans les imposer. C’est une délicatesse de Jésus pour ses auditeurs parfois superficiels ou même hostiles.

Les paraboles sont au nombre de sept dans ce discours : celles du semeur, du bon grain et de l’ivraie, de la graine de moutarde, du levain, du trésor, de la perle et du filet. D’autres se présentent dans l’Évangile de Matthieu ou des autres synoptiques, comme celles qui racontent des histoires pour faire comprendre ce qu’est le Royaume des cieux et les conditions pour y entrer : par exemple le mauvais serviteur qui exige d’un compagnon ce que son maître lui a remis pour expliquer l’importance du pardon (Mt 18, 21-35) ; nous connaissons la parabole de la vigne (Mt 20, 1-16), celle des deux fils (21, 28-32) ou celle des vignerons homicides (21, 33-46). Suit celle du festin de noces (22, 1-14). Plus loin arrive la parabole du figuier (24, 32-36) et celle du serviteur digne de confiance (24, 45-51) ; une des plus connues, celle des dix jeunes filles (25, 1-13), précède celle des talents, elle aussi bien présente à nos mémoires (25, 14-30), qui est la dernière. Cette série des chapitres 20 à 25, qui représente aussi sept paraboles, est un peu une illustration du cinquième et dernier discours de Jésus sur la venue du Fils de l’homme : elles sont situées avant et après cet enseignement.

C’est à propos de la première parabole, celle du semeur, que Jésus explique à ses disciples le pourquoi de son langage imagé. Il semble dire que ces comparaisons concrètes sont faites pour leur laisser une chance : « Parce qu’ils regardent sans regarder, et qu’ils écoutent sans écouter ni comprendre » (13, 12). Jésus s’attriste de voir des cœurs qui se ferment ou simplement des gens inattentifs et qui ne cherchent pas la vérité qui fait vivre. Au contraire, les disciples, malgré leurs limites et leurs lourdeurs, sont désireux d’apprendre : « À vous il est donné de connaître les mystères du Royaume des cieux. Vous, heureux vos yeux puisqu’ils voient, et vos oreilles puisqu’elles entendent !  » (16) Vous notez les « puisque » : déjà les disciples voient et entendent. À la fin du discours, Jésus va plus loin : au-delà de voir et d’entendre, il s’agit de comprendre : « Avez-vous compris tout cela ? » leur demande-t-il. Ils osent répondre : « Oui  » (51). Voir, entendre, comprendre et connaître (11 ; voir la citation d’Is 6, 9-10 aux versets 14-15 de ce chapitre 10) : c’est toute une échelle de l’intelligence des mystères de Dieu, mais pour cela, il faut devenir « disciple du Royaume des Cieux » (52), ce qui revient à dire disciple de Dieu, du Père, capable de découvrir les trésors de la première et de la nouvelle Alliance (le neuf et l’ancien du v.52). Déjà ce lien entre entendre et comprendre était souligné lors de la lecture solennelle de la Loi dans le Temple restauré sous Esdras et Néhémie : « Esdras lisait un passage dans le livre de la loi de Dieu, puis les Lévites traduisaient, donnaient le sens, et l’on pouvait comprendre  » (Ne 8, 8) ; à la fin de cette longue matinée de célébration, le texte conclut : «  Le peuple se dispersé pour se livrer à de grandes réjouissances ; en effet, ils avaient compris les paroles qu’on leur avait fait entendre » (8, 12).

3. Le discours sur la venue glorieuse de Jésus

Le discours de Jésus sur sa venue dans la gloire, le dernier (chap. 24-25), est serti de paraboles, comme nous l’avons remarqué : elles en font même partie ; elles sont toutes orientées vers le Royaume à venir, le Royaume du Père. Jésus dit à ses disciples qui admiraient le Temple de Jérusalem qu’il n’en resterait pas pierre sur pierre et que tout serait détruit. Le texte continue : « Comme il s’était assis au mont des Oliviers, les disciples s’approchèrent de lui à l’écart pour lui demander : Dis-nous quand cela arrivera, et quel sera le signe de ta venue et de la fin du monde » (24, 3). On le voit, Jésus s’assoit, comme pour le premier discours et ses disciples se rapprochent de lui.

Jésus évoque des bouleversements cosmiques et politiques en invitant à ne pas trop s’en inquiéter, à garder du recul, notamment quand on dira que le Messie est ici ou là. Quand il paraîtra, il n’y aura plus d’ambiguïté : tous verront le Fils de l’homme venir sur les nuées du ciel, avec les anges qui rassembleront les élus des quatre coins cu monde. La consigne est d’être attentif aux signes (parabole du figuier) et de veiller (paraboles du serviteur digne de confiance, des dix jeunes filles, et des talents. Le discours s’achève sur le jugement dernier, qui porte sur l’attention que l’on aura eue ou pas aux plus petits des frères de Jésus, à qui il s’identifie. Les bénis du Père sont ceux qui auront reconnu le Fils dans ses frères les plus défigurés. Et c’est ainsi que Jésus part pour sa Passion.

Ainsi, les discours 1, 3 et 5 de Jésus le présentent assis, dans l’attitude tranquille du Maître qui expose sa pensée face à ses disciples. Les discours 2 et 4 sont des envois en mission, qui vont nous aider dans notre élan de disciples-missionnaires en communauté de proximité. Quand on part en mission, on ne peut pas rester assis : la mission suppose que l’on a déjà écouté, un peu compris l’enseignement du Maître, pour être capable de le transmettre.


4. L’envoi des Apôtres en mission (chap. 10)

Le deuxième discours de Jésus porte sur l’envoi en mission des Douze. Il commence après l’appel des premiers disciples dont les noms sont donnés. « Ces douze, Jésus les envoya en mission  » (10, 5). Ils ne sont pas appelés ici Apôtres, alors que ce mot signifie « envoyé », mais simplement disciples, ce qui montre bien que la mission suppose que l’on soit disciple, fidèle à l’enseignement de Jésus.

Cette mission n’est pas d’emblée universelle ; elle commence par une proximité : « Ne prenez pas le chemin qui mène vers les nations païennes et n’entrez dans aucune ville des Samaritains. Allez plutôt vers les brebis perdues de la maison d’Israël » (5-6). On ne peut pas prétendre partir pour une mission universelle si l’on n’est pas d’abord attentif à témoigner du Royaume auprès de soi, dans une proximité de vie. Il est souvent plus facile, et surtout moins risqué en fait, de s’enthousiasmer pour des causes lointaines que de faire attention à son prochain, dans sa famille, dans son milieu associatif et professionnel. Ceci n’enlève rien, au contraire, au zèle apostolique des missionnaires comme les Jésuites ou les Pères des Missions étrangères. Je suis allé en Inde, l’été de 2017, au Chapitre général des Sœurs des Missions étrangères de Toulouse, car elles sont implantées en Inde surtout, mais aussi à Madagascar, en France, à Hong-Kong, au Japon et en Argentine.
Dans l’épisode de la Cananéenne (Mt 15, 21-28), Jésus nous surprend quand il réagit avec dureté et distance vis-à-vis d’elle, alors que ses disciples veulent se débarrasser d’elle : « Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël  », ce qui est en cohérence avec ses consignes de la première mission. Lui qui se dit « la Lumière du monde » et qui dira au terme de l’Évangile selon saint Matthieu : « Allez ! De toutes les nations faites des disciples » (28, 19) semble restreindre ici son ministère. En fait, il cède face à la foi de cette femme, qu’il admire et à qui il accorde ce qu’elle veut. L’économie du salut est progressive, mais dès la vocation d’Abraham, qui sera une bénédiction pour tous les peuples, le dessein de salut est bien pour tous les hommes, comme le dit bien le récit de la consécration du vin qui devient le sang du Christ : « Ceci est la coupe de mon sang, le sang de l’Alliance nouvelle et éternelle, qui sera versé pour vous et pour la multitude, en rémission des péchés  ».

Jésus envoie donc ses douze disciples en mission de proximité, non encore au-delà d’Israël, mais dans le concret de la vie de la petite Terre promise qu’il n’a cessé d’arpenter pendant sa vie publique : «  Dans chaque ville ou village où vous entrerez, informez-vous pour savoir qui est digne de vous accueillir  » (10, 11). Ce qu’ils ont à porter, c’est la paix, en lien avec le bonjour sémite, que Jésus reprendra le soir de la Résurrection. Comment sommes-nous porteurs et transmetteurs de paix, de la paix de Jésus Christ ? Ce n’est pas une paix doucereuse et facile que nous annonçons, mais une paix appelée à vaincre les oppositions ou contradiction : « Voici que je vous envoie comme des brebis au milieu des loups » (16). Jésus se fait encore plus clair : « Ne pensez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre : je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive » (34). Il est décidément paradoxal : il nous demande de porter la paix, mais il nous avertit que c’est le glaive qu’il apporte en fait et la division, non de son fait, bien sûr, mais en raison de la fermeture des cœurs, car les hommes préfèrent les ténèbres à la lumière, comme le dit saint Jean.

Dans ce contexte de combat, Jésus donne à plusieurs reprises cette recommandation : « Ne craignez pas ! » (26, 28, 31), ce que Dieu avait déjà dit à ses prophètes (cf. Jr 1, 8.17). Dieu veille sur ceux qui se déclarent pour lui plus que sur une multitude de moineaux, qui pourtant sont aussi l’objet de sa sollicitude. Dieu veut que soient honorés les liens familiaux, comme le rappellent les Dix commandements, mais il y a un ordre dans la charité : Dieu doit être aimé plus que tout, ce qui ne veut pas dire que nous ne devions pas aimer nos proches, mais que l’amour de Dieu est une source pour toutes nos relations vraies ; c’est la demande d’une oraison des dimanches : « Pour ceux qui t’aiment, Seigneur, tu as préparé des bien que l’œil ne peut voir : Répands en nos cœurs la ferveur de ta charité, afin que t’aimant en toutes choses et par-dessus-tout, nous obtenions de toi l’héritage promis qui surpasse tout désir » (XXe dimanche ordinaire ; l’ensemble des oraisons du temps ordinaire constitue un vrai traité de spiritualité).

Suivre Jésus pour être vraiment son disciple veut dire aussi prendre un chemin où la croix sera présente d’une façon ou d’une autre. Nous n’avons pas à la craindre, mais à nous disposer à recevoir ce qui nous viendra de Dieu, attentifs à ceux qui ont besoin de nous tout près de nous, concrètement : « Celui qui donnera à boire, même un simple verre d’eau fraîche, à l’un de ces petits en sa qualité de disciple, amen, je vous le dis : non, il ne perdra pas sa récompense » (Mt 10, 42). « Nous l’aimons, disait le Cardinal Saliège en parlant de sainte Germaine de Pibrac, parce qu’elle a su mettre de grandes intentions en de petites choses ».

Les « missions » divines

Le discours de Jésus s’achève en confirmant qu’il s’adressait bien à ses Douze disciples, autrement dit aux Apôtres : «  Lorsque Jésus eut terminé les instructions qu’il donnait à ses douze disciples, il partit de là pour enseigner et proclamer la Parole dans les villes du pays » (11, 1). Notons que Jésus est le premier disciple, d’après ses propres termes, notamment dans l’Évangile selon saint Jean : « Moi, je ne peux rien faire de moi-même ; je rends mon jugement d’après ce que j’entends, et mon jugement est juste, parce que je ne cherche pas à faire ma volonté, mais la volonté de Celui qui m’a envoyé » (5, 30). « Quand vous aurez élevé le Fils de l’homme, alors vous comprendrez que moi, JE SUIS, et que je ne fais rien de moi-même ; ce que je dis là, je dis comme le Père me l’a enseigné  » (8, 28). « Celui qui m’a envoyé dit la vérité, et ce que j’ai entendu de lui, je le dis pour le monde » (8, 26). Jésus a bien été envoyé : il est donc missionnaire  ; il transmet l’enseignement qu’il a reçu du Père, ce qui le fait disciple premier. Il le dit aux Juifs clairement : « Ce n’est pas de ma propre initiative que j’ai parlé : le Père lui-même, qui m’a envoyé, m’a donné son commandement sur ce que dois dire et déclarer. Donc, ce que je déclare, je le déclare comme le Père me l’a dit  » (12, 49-50). Plus clairement encore : « Mon enseignement n’est pas de moi, mais de Celui qui m’a envoyé » (7, 16).

Premier disciple, premier missionnaire, comme Verbe incarné, Jésus, revenu au Père, envoie l’Esprit Saint qui, lui aussi, redit ce qu’il a entendu du Père et du Fils. Il est donc d’une certaine façon disciple missionnaire, car il reçoit pour transmettre. C’est bien ainsi que Jésus l’annonce à ses Apôtres à la dernière Cène : « Le Défenseur, l’Esprit Saint que le Père enverra en mon nom, lui, vous enseignera tout, et il vous fera souvenir de tout ce que vous ai dit  » (Jn 14, 26) ; l’Esprit est le répétiteur, pour que la doctrine du Père, transmise par le Fils, soit comprise, intériorisée et transmise. « J’ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais pour l’instant vous ne pouvez pas les porter. Quand il viendra, lui, l’Esprit de vérité, il vous conduira vers la vérité tout entière. En effet, ce qu’il dira ne viendra pas de lui-même : mais ce qu’il aura entendu, il le dira. Lui me glorifiera, car il recevra ce qui vient de moi pour vous le faire connaître. Tout ce que possède le Père est aà moi ; voilà pourquoi je vous ai dit : L’Esprit reçoit ce qui vient de moi pour vous le faire connaître » (16, 13-15). On ne peut être plus clair. On voit comment les missions divines du Fils et de l’Esprit fondent nos propres missions, à condition que nous soyons d’abord des disciples, comme le sont, à leur façon divine, le Verbe et l’Esprit face au Père.

En théologie, on distingue les missions visibles et les missions invisibles du Verbe et de l’Esprit ; les premières sont claires : il s’agit de tout le mystère de l’Incarnation du Verbe et de l’envoi de l’Esprit sur Jésus au baptême dans le Jourdain, et sur Marie, les Apôtres et l’Église au jour de la Pentecôte. Ces missions visibles sont ordonnées aux missions invisibles par lesquelles le Verbe incarné et l’Esprit Saint ne cessent d’animer les membres de l’Église et toutes les âmes de bonne volonté dans l’espace et dans le temps, pour les conduire au royaume des Cieux.

5. La communauté des disciples (chap. 18)

L’envoi en mission des Apôtres a insisté sur la simplicité de ceux qui sont envoyés ; ils vont dans les villages, joyeux et généreux, humblement limités dans l’étendue de leurs pérégrinations. Dans ce quatrième discours, Jésus s’adresse non aux Apôtres, mais à la communauté des disciples : il n’est pas dit qu’il soit assis, parce que la communauté des disciples doit être missionnaire. Il est frappant de voir comment Jésus, d’emblée et avec insistance, parle des petits, ces petits auxquels il s’identifie dans ce qu’il annonce du jugement dernier.

On pose à Jésus la question humainement récurrente, même parmi les Apôtres, des préséances. En réponse, il appelle « un petit enfant  ». Il nous demande de changer pour devenir «  comme les enfants  » (18, 3), pour « naître d’en haut, pour naître de l’eau et de l’Esprit  », comme il dit aussi en saint Jean (3, 3.5). « Celui qui se fera petit comme cet enfant, celui-là est le plus grand dans le royaume des Cieux. Et celui qui accueille un enfant comme celui-ci en mon nom, il m’accueille, moi » (Mt 18, 4-5). Toujours cette identification des petits à lui-même. Ces petits, il ne faut ni les scandaliser ni les mépriser : Jésus devient même sévère à cette occasion. Nous sommes plus sensibles aujourd’hui au mal que les adultes peuvent faire aux enfants. « Les anges dans les cieux voient sans cesse la face de mon Père qui est aux cieux », révèle Jésus (10), qui nous redit ainsi que l’essentiel pour nous tous est d’entrer dans la vie éternelle, même si c’est manchot, borgne ou estropié (9).

Il nous faut donc aller vers la vie éternelle, vers le royaume des Cieux ou vers le Père, ce qui est exactement la même réalité. Notre destinée est de contempler la face du Père comme les anges. Disciples de Jésus, nous devons être porteurs de cet élan qui nous porte vers le Père. Saint Ignace d’Antioche, un des premiers martyrs, écrivait dans sa lettre aux Romains : « Je deviens davantage un disciple. Mon désir terrestre a été crucifié, et il n’y a plus en moi de feu pour aimer la matière, mais en moi une eau vive qui murmure : Viens vers le Père !  » (5, 1 ; 7, 2).

Nos communautés de disciples, dans la proximité de nos « villages » ou de nos quartiers de ville, ont la mission de faire connaître le Père, comme Jésus ne cesse de le faire, pour aller ensemble vers lui. Jésus est venu chercher les brebis égarées pour les ramener vers lui : « Ainsi, votre Père qui est aux cieux ne veut pas qu’un seul de ces petits soit perdu  » (14). Il nous faut aller vers les petits, enseigner les petits, conduire les petits de toute sorte vers la vie éternelle, conduits par le Bon Berger, représenté par les pasteurs dont nos communautés ont besoin.

Les petits, les enfants, les égarés sont les privilégiés du Royaume. Ils doivent aussi être les nôtres. Mais il nous faut avoir une compassion active pour les frères et les sœurs de nos communautés à qui nous avons des reproches à faire : nous sommes tous des pécheurs, comme nous le reconnaissons dans le Notre Père. Le délicat devoir de la correction fraternelle est ici évoqué : moment difficile tant pour celui qui doit parler clairement et avec mesure, que pour celui qui entend ses « vérités » ; il faut tout faire pour que le frère ou la sœur « écoute » sans se raidir : « S’il t’écoute, tu as gagné ton frère  », dit Jésus. Nous pouvons retenir ce mot : « gagner son frère », ce qui montre que l’on cherche le bien du frère et de la communauté. Si ce n’est pas le cas, continue le Seigneur, deux ou trois personnes interviendront, puis « l’assemblée de l’Église », expression forte qui montre les liens profonds de nos communautés pour le bien de ses membres et pour son authentique attention à tous et à chacun.

À partir de la correction fraternelle, Jésus remonte au mystère même de l’Église, dont Matthieu parle souvent : il est le seul évangéliste à employer ce mot. Si le frère « refuse encore d’écouter l’Église, continue Jésus, considère-le comme un païen et un publicain » (17). Ce qui suit est impressionnant : « Amen, je vous le dis : tout ce que vous aurez lié sur la terre sera lié dans le ciel, et tout ce que vous aurez délié sur la terre, sera délié dans le ciel » (18). On reconnaît la formule de Jésus à Pierre au moment de la confession à Césarée (16, 19), qu’il redit à ses Apôtres le soir de Pâques (Jn 20, 23), mais, ici, elle est attribuée à « l’Église », à la communauté des fidèles. Toute la communauté se trouve investie de ce ministère de pardon, ce qui lui donne une grande et concrète responsabilité.

On peut relever les trois niveaux auxquels se joue la remise par Jésus du pouvoir de lier et de délier.

  • Le premier se situe lors de la confession de foi de Césarée, quand Jésus, suite à la claire reconnaissance de Jésus comme « Christ, Fils du Dieu vivant » par Pierre, lui dit : « Je te donnerai les clés du royaume des Cieux : tout ce que tu auras lié sur la terre sera lié dans les cieux, et tout ce que tu auras délié sur la terre sera délié dans les cieux  » (Mt 16, 19).
  • Le deuxième niveau est indiqué par l’envoi en mission des Apôtres par Jésus le soir de Pâques avec la formule : «  Il souffla sur eux et leur dit : Recevez l’Esprit Saint. À qui vous remettrez ses péchés, ils leur seront remis ; à qui vous retiendrez ses péchés, ils seront maintenus » (Jn 20, 22-23). Après le pouvoir des clés, remises à Pierre, on voit comment il s’étend au Collège des Apôtres : les successeurs de Pierre et des Apôtres – le Pape et les évêques – poursuivent l’exercice de ce pouvoir, qu’ils délèguent aux prêtres par la faculté d’absoudre les péchés.
  • Le troisième niveau est celui de la communauté : après des remarques faites à un membre par une, puis deux ou trois personnes, c’est «  l’assemblée de l’Église  » (Mt 18, 17) qui intervient et à qui est attribué le pouvoir de lier et de délier avec la même formule qu’en Mt 16, 19. La communauté, l’assemblée des fidèles, l’Église est donc un lieu, un milieu de pardon et de réconciliation, investi pour cela d’un service venu de Jésus, dans une continuité avec le ministère de Pierre et des Apôtres, et de leurs successeurs. La source du pardon reste Jésus, venu non seulement guérir les malades, mais surtout pardonner les pécheurs : à la suite des premiers miracles de Jésus dans saint Matthieu, la guérison du paralysé pardonné et guéri (dans cet ordre) est saluée par les foules qui rendent « gloire à Dieu qui a donné un tel pouvoir aux hommes » (9, 8), pouvoir qu’il faut situer aux trois niveaux que nous avons distingués, tous nécessaires, comme nous allons le revoir, dans ce même chapitre à propos du pardon.

Le disciple n’est jamais isolé. Jésus le voit toujours lié à la communauté. Ce qui suit est clair : « Et pareillement, amen, je vous le dis, si deux d’entre vous sur la terre se mettent d’accord pour demander quoi que ce soit, ils l’obtiendront de mon Père qui est aux cieux. En effet, quand deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis là au milieu d’eux  » (19-20). Pour la prière, comme pour l’attention aux petits et la correction fraternelle, Jésus nous voit et nous veut unis, réunis avec lui, tournés vers le Père. Il poursuit en mettant une grande insistance sur le pardon, qui est nécessaire pour toutes les communautés humaines, familiales, religieuses, paroissiales.

L’acte de pardonner est à son frère est si vital qu’il doit être quasi constant : « Combien de fois dois-je lui pardonner ? Jusqu’à sept fois !  » demande Pierre. Sans doute pense-t-il qu’il s’agit d’un maximum tolérable. Jésus lui répond : « Je ne te dis pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à soixante-dix fois sept fois » (18, 21-22), ce qui représente le chiffre parfait de 7 multiplié 70 fois, ce qui évoque l’infini. La parabole qui suit est éloquente comme illustration : un serviteur auquel par compassion son maître avait remis sa très lourde dette, se jette au cou d’un de ses compagnons pour lui réclamer une somme dérisoire en comparaison de la sienne. La scène attriste profondément les témoins qui vont raconter cette incohérence au maître, qui exige alors le remboursement total de la dette première. « Ne devais-tu pas avoir pitié de ton compagnon, comme moi-même j’avais eu pitié de toi ? » Jésus tire alors la leçon : « C’est ainsi que mon Père du ciel vous traitera, si chacun de vous ne pardonne pas à son frère du fond du cœur » (Mt 18, 33.35).

Ainsi s’achève le quatrième discours de Jésus sur la communauté, sur l’assemblée, sur l’Église. La communauté, lieu du pardon et de la fête : c’est le titre d’un livre de Jean Vanier (2012), qui montre de façon très concrète comment nos communautés de proximité, nos fraternités missionnaires doivent d’abord être attentives aux enfants, aux petits, aux égarés, aux pécheurs que nous sommes tous, pour qu’elles remplissent leur service éminent de réconciliation pour donner cette paix que Jésus nous donne mission de transmettre (cf. Mt 10, 13), sa paix (cf. Jn 14, 27). Jésus nous redit ce qui a été au cœur de son premier discours, sur la montagne, quand il apprend à ses disciples le Notre Père : « Remets-nous nos dettes, comme nous-mêmes nous remettons leurs dettes à nos débiteurs  » (6, 12). C’est la seule demande assortie d’une condition ou plutôt d’une exigence qui nous engage. Jésus poursuit alors : « Car, si vous pardonnez aux hommes leurs fautes, votre Père céleste vous pardonnera aussi. Mais si vous ne pardonnez pas aux hommes, votre Père non plus ne pardonnera pas vos fautes  » (6, 14-15).

Conclusion

Les cinq discours de Jésus, que nous venons de parcourir, constituent la Loi nouvelle de la vie de l’Église. Il nous faut les écouter, comme des disciples, assis comme le Maître pour entendre dans la paix du cœur sa Parole, dans la soif et le besoin d’apprendre ; comme nous l’avons relevé, l’Esprit met en nous le désir d’écouter, de voir, de comprendre et de connaître les mystères du royaume des Cieux (13, 11). Ceci pour que nous entrions dans ce Royaume : la formule « royaume des Cieux  » est une périphrase pour dire avec plus de respect « royaume de Dieu ». Il s’agit en effet d’entrer dans le Royaume du Père.

Jésus, dans le premier Évangile, parle très souvent du Père, d’une manière différente et complémentaire par rapport au langage de Jean dans le quatrième Évangile. Quand « paraît Jésus », lors de son baptême au Jourdain, c’est la voix du Père qui atteste : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, en qui je trouve ma joie » (3, 13). Dès les Béatitudes, qui ouvrent le Discours sur la montagne, Jésus parle deux fois du « royaume des Cieux  » (5, 3.10), avant de dire à ses disciples assis autour de lui : « Que votre lumière brille devant les hommes : alors, voyant ce que vous faites de bien, ils rendront gloire à votre Père qui est aux cieux » (5, 16).

« Ce que vous faites de bien », fera l’objet d’autres commentaires, depuis longtemps amorcés. Retenons qu’il s’agit d’écouter d’abord, assis sur la montagne, au bord de la mer ou face au Temple, pour nous mettre en route, envoyés par Jésus, lui aussi « Envoyé par le Père », fortifiés par l’Esprit, Envoyé par le Père et le Fils, et cheminer vers le Royaume des Cieux, vers le Royaume du Père. Il nous faut nous asseoir, pour comprendre et mettre le cap sur la Maison du Père, devenir missionnaires de cette Bonne Nouvelle que nous sommes attendus par lui et entraînent dans cette immense procession dans l’espace et dans le temps tous nos proches, tous ceux dont nous voulons nous rendre proches.

En Église, nous avons la clé du royaume des Cieux. Ne la cachons pas, ne la mettons pas dans nos poches : « Malheureux êtes-vous, scribes et pharisiens hypocrites, parce que vous fermez à clé le royaume des Cieux devant les hommes ; vous-mêmes, en effet, n’y entrez pas, et vous ne laissez pas entrer ceux qui veulent entrer  » (Mt 23, 13-14)). Près de Pierre et avec lui, ouvrons grandes à tous les hommes, dans nos communautés locales, les portes de la miséricorde et de la vie éternelle.

 

À Bangalore en Inde avec les Sœurs
des Missions étrangères de Toulouse en août 2017
À Lourdes, le lundi 28 août 2017
pour le pèlerinage diocésain de Toulouse

+ fr. Robert Le Gall
Archevêque de Toulouse