Le bon, le révolté et le mercenaire

Texte de Jean-Michel Castaing

Le bon, le révolté et le mercenaire

La parabole du fils prodigue raconte l’histoire de deux frères qui se ressemblent plus qu’il n’y paraît à première vue.

Deux fils perdus

Jésus commence sa parabole avec la phrase : « Un homme avait deux fils  ». Ne devrait-il pas dire plutôt : « Un homme avait perdu ses deux fils » ? En effet, les deux frères entretiennent avec leur père des rapports étonnamment similaires sous l’angle de leur (manque de) piété filiale. L’affirmation pourra surprendre tant nous sommes habitués à voir en eux deux types humains opposés. Mais qu’on en juge par leurs comportements respectifs.

Le cadet demande sa part d’héritage précocement. Pour lui, le père doit disparaître de son horizon. Il tient l’existence du paternel pour une présence aliénante. D’habitude, on hérite à la mort des parents. En demandant son héritage avant l’heure, c’est un peu comme s’il reniait son géniteur. Il se veut sans origine. D’ailleurs, quand il sera dans l’indigence, il se demandera : « Combien de mercenaires de mon père ont du pain...  ». Cette interrogation ne sonne-t-elle comme un aveu qu’il a toujours considéré son père comme un simple pourvoyeur de pitance ? A-t-il jamais entretenu une relation d’affection avec lui ?

Quant au fils aîné, sa piété filiale n’est guère plus reluisante. Lui aussi est un fils perdu. Lui aussi a méconnu sa filiation, et l’amour que lui porte son père. Tandis que celui-ci quitte la fête donnée à l’occasion du retour du cadet, pour inviter son aîné à y participer, sa déconvenue est plus grande encore que lors du départ du prodigue. En effet, l’aîné lui répond : « Voici tant d’années que je te sers, sans avoir transgressé un seul de tes ordres, et jamais tu ne m’as donné un chevreau à moi pour festoyer avec mes amis  ». Stupéfaction du père ! Il découvre que son aîné lui a toujours obéi comme à un maître, sans soupçonner l’amour qu’il lui portait !

Auquel des deux le père fait-il le plus miséricorde ?

Nous sommes habitués à considérer que la miséricorde du père de la parabole s’adresse uniquement au cadet qui a dilapidé son héritage et qui vient mendier, une fois qu’il se trouve dans la misère, un gîte et un couvert chez celui qu’il a quitté. Mais l’aîné a-t-il disparu du cœur du paternel ? Devant la jalousie de son fils, qui refuse de participer aux réjouissances marquant le retour de son frère, le père pourrait le laisser à sa bouderie mortifère. Mais non ! Il prend l’initiative de venir le chercher. Il pourrait laisser le jaloux à sa solitude. Au contraire, il lui redit son attachement : « Toi, mon enfant, tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi  ». Et cela malgré l’aveu de son fils qui le considère comme un simple maître auquel il a obéi en serviteur !

Le père ne fait-il pas preuve d’une miséricorde aussi grande envers l’aîné qu’en faveur du prodigue ? D’autant plus que le père prend également en pitié le manque d’amour fraternel de l’aîné. Celui-ci ne s’exclame-t-il pas : « Quand ton fils que voici revient, après avoir dévoré ton bien...  » ? « Ton fils » ! Comme s’il n’était pas son frère ! Décidément, on ne sait plus lequel des deux fils est le plus à plaindre sous le rapport du manque d’amour !

Deux attitudes antagonistes qui finissent par se rejoindre

À travers cette parabole, Jésus a voulu dénoncer deux attitudes faussées de nos rapports à son Père céleste. Tantôt nous sommes face à Lui comme des révoltés, tantôt nous nous tenons en Sa présence dans une attitude de soumission servile. Révolte et soumission représentent une même méprise sur le Père, comme les deux faces d’une même médaille.

Le cadet, c’est l’homme qui veut briser le joug de Celui qu’il conçoit au mieux comme une aliénation, au pire qu’il se peint comme un tyran. Il prend l’héritage, comme Adam et Eve, et basta ! Bye !

Quant à l’aîné, il n’a pas compris que se laisser aimer par le père était une question vitale. Lui aussi est un révolté. Mais plus rentré. Lui aussi n’a pas reconnu la paternité du père. Il l’a servi comme un esclave. S’il n’a pas eu le courage de partir, cela ne tient pas à sa piété filiale... « Voici des années que je te sers...  » : apparemment, il n’a pas l’air de se compter en dehors du nombre des mercenaires de son père... Ce qui explique qu’il ne se considère pas non plus comme le frère de celui qui a tant fait de peine au paternel en quittant leur maison commune.

Une parabole qui interroge notre foi

L’aîné rejoindra-t-il la fête pour goûter le veau gras et embrasser son cadet ? Suspens... Jésus, en laissant planer l’incertitude sur le dénouement, nous livre une parabole qui interroge notre foi. Pour nous, Dieu est-il un Jupiter despotique qu’il faut fuir, ou une loi implacable à laquelle il faut obéir au doigt et à l’œil ? Ou bien un père aimant qui attend la réconciliation de ses fils ?

Jean-Michel Castaing

 


Actualité publiée le 28 mars 2019