L’Avent - Jean-Michel Castaing
En cette période de l’Avent, les chrétiens cheminent en compagnie de Jean-Baptiste, le Précurseur. Avec lui, nous attendons la venue de Celui qui doit venir. À cette occasion, il m’a paru opportun de méditer sur un propos de celui qui était la « voix qui crie dans le désert », tel qu’il se définit lui-même, en référence à une prophétie d’Isaïe.
Parmi toutes les paroles du Baptiste, il en est une qui a attiré plus particulièrement mon attention à cause de son caractère énigmatique. D’ailleurs, les évangiles synoptiques n’en font pas mention. Le quatrième Évangile est le seul en effet à rapporter cette parole du Précurseur : « Au milieu de vous se tient quelqu’un que vous ne connaissez pas. » (Jn 1,26). Propos puissant, mais aussi très mystérieux !
En la lisant, ou plutôt en l’écoutant (car le Baptiste est « la voix », non un écrivain pour salonards), on ne peut pas ne pas se poser la question : cette parole de Jean-Baptiste est-elle encore valable aujourd’hui, 2000 ans après la venue du Christ parmi nous, et après la naissance de l’Église qui proclame sa résurrection ? Comment ne pas connaître Jésus, lui qui a fondé la première religion du monde (en termes d’ « adhérents ») ? Comment pourrait-il passer inaperçu, alors qu’il est la personnalité la plus célèbre de l’histoire, bien devant Napoléon ?
Les paroles du Baptiste sont-elles alors circonstancielles ? Sont-elles périmées depuis que les disciples du Ressuscité sont partis annoncer l’Évangile à toute la Création ? Jean-Baptiste pourrait-il les redire, par exemple dans une France couverte d’églises ? Répondre par la négative, c’est mal juger l’Écriture. Si celle-ci a pris soin de noter ces propos du Précurseur, c’est qu’ils nous délivrent un enseignement qu’il vaut toujours la peine de redécouvrir.
De même que le temps de l’Avent actualise l’attente du Messie par le peuple de l’Ancienne Alliance (sous une autre forme bien sûr, car il n’est pas question de nous jouer la comédie en faisant semblant d’ignorer que le Messie est déjà venu), de même toutes les prophéties qui l’annonçaient sont-elles à relire avec des yeux nouveaux, malgré leur réalisation dans l’histoire en la personne du Christ. C’est ainsi que Jésus est toujours « à venir ». Ou plutôt il est toujours parmi nous comme celui qui vient. Pareillement, il continue à se tenir au milieu de nous comme « quelqu’un que nous ne connaissons pas ». Pour quelles raisons ? J’en discerne quatre, mais cette liste n’est pas exhaustive.
La première raison réside dans la divinité du Christ. Telle est notre foi qu’il est à la fois homme et Dieu. Il n’est pas inutile de le rappeler en ces temps de relativisme culturel et religieux. Tant pis si nous passons pour des « dogmatiques ». Mais si le Christ n’est pas Dieu, notre religion s’effondre. Or, si le Christ est Dieu, il en possède tous les attributs, notamment celui d’incompréhensibilité. Dieu a beau s’être révélé, Il n’en demeure pas moins incompréhensible. Comme le précisera le Concile de Latran en 1215 « entre le Créateur et la créature, on ne peut marquer tellement de ressemblance que la dissemblance entre eux ne soit plus grande encore. »
De même que le Christ est l’expression parfaite de Dieu, son Verbe et son Fils, égal avec Lui en dignité, de même est-il tout aussi incompréhensible que Lui. Après plus de deux millénaires de christianisme, il serait présomptueux de croire que nous le connaissons parfaitement. Comme le disait Saint Augustin à propos de Dieu : « Si tu crois Le comprendre, c’est que ce n’est pas Lui ». Le Christ est toujours au-delà de l’image que nous projetons sur lui. Agneau et pasteur, roi et serviteur, glorieux et présent néanmoins dans les plus faibles d’entre nous : il est toujours aussi difficile de le « saisir ». Même pour les croyants, il se tient au milieu des siens comme « celui que nous ne connaissons pas ». Bien qu’il ait fait connaître tout ce qu’il a appris de son Père (Jn 15, 15). Difficile aporie...
À ces raisons s’ajoute son invisibilité depuis l’Ascension. Nos yeux de chair ne peuvent l’appréhender, ce qui augmente d’autant son incognito.
Le Christ s’est identifié à tout homme. Les hommes le cherchent souvent au ciel, comme les apôtres au moment de l’Ascension, alors qu’il se trouve dans votre femme de ménage, ou dans la caissière de supermarché ! Comment connaître quelqu’un qui a tant de visages ? On dirait qu’il prend un malin plaisir à brouiller les pistes ! Le voilà dans le prêtre à la messe. Et quelques minutes après, ou simultanément, dans ce commercial bien cravaté, et encore dans ce chômeur qui n’en peut plus de voir ses demandes refusées. Il y a de quoi perdre la tête.
Et quand bien même il ne serait présent que dans un seul homme ou une seule femme, en deviendrait-il plus connaissable pour autant ? Ne sommes-nous pas créés à l’image de Celui qui est incompréhensible ? Qui peut prétendre connaître son voisin, ou même celui qu’il fréquente tous les jours ? Il y a quelque chose d’infini en nous. Nous-mêmes circulons au milieu de nos semblables comme des personnes qu’ils ne connaissent pas, qu’ils ne peuvent connaître intégralement. Alors a fortiori le Christ, la Parole intégrale du Père éternel et infini !
La troisième raison de l’actualité de la parole du Baptiste à propos de Jésus, réside dans le rapport étroit entre amour et connaissance. On ne peut vraiment connaître un être qu’en l’aimant. Ou du moins en entrant en rapport étroit avec lui. Si vous n’adressez jamais la parole à votre voisin de pallier, si vous n’êtes pas curieux de ce qu’il fait dans la vie, il y de fortes chances qu’il vous reste un inconnu. Il n’en va pas différemment avec le Christ. Vous croyez le connaître parce que quelques phrases du catéchisme vous reviennent en mémoire : « Aimez-vous les uns les autres » (on omet souvent la suite, plus dérangeante : « ...comme je vous ai aimés »), « Heureux les pauvres en esprit », ou bien parce que son histoire est archi-connue : nativité, crucifixion, résurrection. Mais est-ce suffisant pour le bien connaître ?
Et puis, connaître n’est pas encore aimer. Et comment l’aimer si on n’entre pas en rapport très intime avec lui ? Ne connaissent vraiment Jésus que ceux qui le prient assidument, qui aiment sa compagnie, qui guettent sa présence, ses signes. Pour un chrétien, cette équivalence amour-connaissance est évidente parce qu’il sait que Dieu est Amour. Or, seul le semblable peut connaître le semblable. Seul l’amoureux connaîtra Celui qui est l’Amour incarné. Seul le coeur verra l’invisible.
Enfin à toutes ces raisons s’ajoute l’inertie de notre péché, de nos multiples ressentiments qui, en nous empêchant d’aimer nos frères, font barrage à notre connaissance de Dieu. Comme le dit Saint Jean dans sa première lettre : « Celui n’aime pas n’a pas connu Dieu car Dieu est Amour » (1 Jn 4,8).
En couvant mes rancures (comme des biens précieux !), en refusant un pardon, en négligeant la charité, le Christ me devient un inconnu. Il est pourtant présent dans ma vie, mais comme celui que je ne connais pas, que mon ressentiment m’empêche de re-connaître dans mes frères et soeurs.
À ces quatre raisons j’en rajouterais une cinquième : Dieu Lui-même n’est pas mécontent parfois de passer inaperçu ! Oh certes ! non pas pour jouer un puéril cache-cache avec nous, mais afin de Se laisser chercher et... trouver. Dieu, comme le Messie annoncé par Jean-Baptiste, ne désire pas être trop évident. Une évidence trop aveuglante brimerait notre liberté, et surtout susciterait bien des malentendus. Un Dieu imposant nous écraserait.
Innombrables sont en effet les malentendus au sujet de l’Être infini, comme au sujet de son Envoyé. On en trouve des exemples variés dans la vie du Christ. Dans l’Évangile de Marc, Jésus tait son identité de Messie. C’est ce que les exégètes appellent le « secret messianique ». Pourquoi ce mutisme ? C’est qu’il ne veut pas passer pour celui qu’il n’est pas : un libérateur politique, un chef triomphal à la manière du monde, ou bien encore un distributeur automatique de miracles. En circulant au milieu de nous comme « celui que nous ne connaissons pas », Jésus désire que nous creusions son mystère, que nous ne nous arrêtions pas à ce que nous croyons savoir de lui.
Décidément, la parole de Jean-Baptiste n’est pas prête d’être périmée, malgré la manifestation de Jésus il y a plus de deux mille ans sur la terre de Palestine ! Au milieu de nous continue de se tenir celui qui, en mendiant inlassablement notre amour, attend que nous le re-connaissions pour celui qu’il est véritablement. L’attente active du temps de l’Avent est un moment privilégié pour cela.
Jean-Michel Castaing