« Malheureux celui par qui le Fils de l’homme est livré !
Il vaudrait mieux pour lui qu’il ne soit pas né, cet homme-là ! »
Passion de notre Seigneur Jésus Christ (Mc 14, 21)
Nous entendons cette parole terrible en écoutant la Passion de Jésus selon saint Marc. Parole terrible qui fait écho à ce que disait Job dans l’Ancien Testament : « Périsse le jour où je suis né, et la nuit qui a dit : "un homme a été conçu" ! » (Job 3, 3-4). Mais la situation était bien différente : Job était un homme juste injustement frappé de toutes sortes de malheurs, et de plus c’était Job lui-même qui déplorait ainsi d’avoir vu le jour. Mais ici, c’est Jésus en personne qui parle, et il parle de quelqu’un qui est objectivement coupable : Judas, dont il vient d’annoncer la trahison.
Dira-t-on que c’est moins scandaleux puisque Judas, à la différence de Job, a mérité un châtiment ? Le scandale ne fait pourtant que se déplacer : si la miséricorde de Dieu est infinie, s’il nous demande à son imitation de pardonner « jusqu’à soixante-dix fois sept fois » (Mt 18, 22), pourquoi n’a-t-il pas pardonné à Judas ? Y aurait-il un péché qui ne puisse obtenir de pardon comme Jésus le déclare dans un autre passage de l’évangile de Marc (3, 29) ?
Le contexte et la comparaison entre les différents évangiles nous orientent vers quelque chose de beaucoup plus simple, même si ce n’est pas moins terrible : pour être pardonné, il faut demander le pardon. Et pour le demander, il faut espérer en la miséricorde. L’enjeu est de se dire : même si je suis tombé très bas, je ne suis pas tombé si bas que Jésus ne puisse me rejoindre. Je ne suis pas un pécheur hors normes, je suis un pauvre pécheur – j’oserais dire : un pécheur quelconque, comme il y a des serviteurs quelconques ! Il peut y avoir beaucoup d’orgueil inconscient dans le fait de se considérer hors normes. « Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et qui n’aura point d’imitateur : je veux décrire un homme dans toute la vérité de la nature, et cet homme, ce sera moi ! » Ainsi débutent les Confessions de Jean-Jacques Rousseau. « Tu es grand, Seigneur, et grandement digne de louanges. Grande est ta force, immense ta sagesse. Et pourtant l’homme veut te louer, lui qui n’est qu’une portion quelconque de ta création, alors qu’il mesure son péché… » Ainsi débutaient les Confessions de saint Augustin, quinze siècles plus tôt.
Peut-être Judas, en expirant, s’est-il dit par grâce de Dieu : « mais au fond, même si mon péché est hors normes, moi je suis un homme quelconque… alors pourquoi ne pas demander pardon ? » En tout cas, nous devons prier pour que Judas soit sauvé.
Monseigneur Jean-Pierre Batut